Chronique du 29 Mai 2020, dans l’émission Grand Bien Vous Fasse
Que sera le monde d’après ?
Cette question a fleuri très rapidement et reçu de nombreuses réponses, des plus optimistes jusqu’aux plus pessimistes. Certains espèrent un changement radical de paradigme économique. D’autres jugent, quant à eux, que le monde d’après sera semblable au monde d’avant, et même, qu’il sera pire encore.
En vérité, bien fou celui qui prétendrait savoir aujourd’hui de quoi demain sera fait
Cela est vrai en tout temps. Ça l’est a fortiori dans celui que nous traversons, puisque nous affrontons un virus que nous ne connaissons pas et dont le devenir décidera aussi du nôtre.
Certes, nous semblons connaître, en France, un moment de répit. Les services de réanimation sont moins occupés. Mais le virus circule toujours, ici comme ailleurs. La récente une du New York Times est glaçante, qui égrène par milliers le nom des morts.
Non, nous ne sommes pas encore « après »
Et même si le déconfinement entre dans sa deuxième phase, rien n’est fini. Ne serait-ce pas un grand danger d’ailleurs que de le croire ? Nous relâcherions alors notre vigilance. Ce qui est intéressant donc dans cette question : « que sera le monde d’après ? » n’est pas tant la réponse qu’on peut lui faire, qui exprime surtout les espoirs ou les craintes de celui qui la formule.
Ce qui est intéressant dans cette question, c’est ce dont son apparition témoigne.
D’abord, elle révèle que nous concevons ce qui nous arrive comme un choc, une sorte d’épisode traumatique dont l’expérience ne pourrait que nous changer. Vouloir penser le monde d’après, c’est accorder que nous avons été atteints, parfois profondément. Dans nos corps, dans notre rapport à l’extériorité, aux autres, au-dehors, à l’État même, et bien sûr à la mort.
Nous savons maintenant que, malgré toute notre puissance, une seule gouttelette d’eau suffit à nous tuer.
Nous le savions, bien sûr, confusément. Nous en avons désormais expérimenté la menace concrète. Ensuite, poser cette question du « monde d’après », révèle aussi notre désir furieux de tourner la page de ce présent qui nous blesse.
C’est pourquoi nous anticipons l’avenir qui n’est pas encore. Titrer sur le monde d’après, comme parler de la crise au passé, et prétendre la regarder comme désormais derrière nous, c’est un seul et même geste qui, bien qu’imaginaire, manifeste pour le coup une réalité : le besoin d’en finir avec ce présent douloureux.
Mais vouloir n’est pas pouvoir, la réalité se fiche de nos désirs.
Ce n’est pas parce que nous appelons le monde de demain de nos vœux ou que nous décidons de parler de la crise au passé que le présent cessera d’être ce qu’il est. Alors il nous faut être patient, il nous faut résister. Et peut-être, en attendant demain, il nous faut, si on peut, essayer de trouver le moyen de goûter aux petites joies qu’aujourd’hui, malgré tout, parvient, parfois, à nous offrir.