Par Chloé Ronchin
Morale, liberté, culture… La philosophie a comme chaque année ouvert le bal des épreuves écrites du baccalauréat ce lundi 17 juin. Sur l’art (sujet du bac L) ou encore la liberté (sujet du bac S), nous avons fait plancher Marianne Chaillan, professeure de philosophie à Marseille et écrivaine, pour donner de premiers éléments de réponses aux lycéens.
Quelle que soit leur filière, les quelque 740 000 candidats des séries générales et technologiques, ont pu choisir entre trois sujets : deux dissertations et un commentaire de texte.
SÉRIE L :
Sujet 1 : Est-il possible d’échapper au temps ?
«Ô temps, suspends ton vol», c’est avec cette citation tirée du poème «Le Lac» de Lamartine, que Marianne Chaillan aurait débuté cette dissertation, en expliquant que, de Lamartine à Léo Ferré, les poètes semblent s’accorder sur l’impossibilité d’échapper au temps (avec lequel «va et tout s’en va», Avec le temps). Une impossibilité, ajoute-t-elle, signant le caractère tragique de notre existence.
Et si le temps loin, d’être un ennemi, était justement ce dont l’acceptation nous rendait pleinement existant ? En s’appuyant sur cette problématique, Marianne Chaillan explique qu’il ne serait donc pas possible d’échapper au temps, mais à une mauvaise compréhension du temps qui nous conduirait à le concevoir comme un ennemi et non comme le tremplin qu’il est en réalité.
En première partie, on pourrait donc soutenir que le temps est un ennemi indépassable et que nul ne peut échapper au temps. Pour illustrer cette idée, chaque candidat aurait pu citer par exemple Baudelaire dans «L’Horloge» : « Le temps est un joueur avide qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi», ou encore Lamartine, dans «Le lac» : «L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ; Il coule, et nous passons.». Comme philosophe, on peut convoquer Pascal qui, dans les Pensées, explique que c’est parce que notre conscience est éclatée dans les couloirs du temps, toujours à rappeler le passé ou à anticiper l’avenir, qu’elle laisse échapper le présent et ne sera jamais heureuse.
En deuxième partie, on peut se demander s’il serait vraiment souhaitable d’échapper au temps. Pour y répondre, les lycéens auraient pu se tourner vers Heidegger, qui dans «Etre et Temps», explique que finir nous donne des raisons de commencer. Pour lui, seul l’homme a conscience du passage du temps. Et un homme qui ne l’aurait pas, ne pourrait pas accéder pleinement à l’existence.
Enfin, en dernière partie, Marianne Chaillan propose de se demander si, à défaut d’échapper au temps, on ne peut pas le dilater. N’est-ce pas précisément ce que vise l’œuvre d’art, qui permet à son auteur de transcender les limites du temps et d’enjamber les siècles ? On pourrait alors citer Sénèque, auteur de cette idée dans «De la Brieveté de la vie». Pour conclure cette dissertation, la professeure et écrivaine propose également d’admettre un parallèle avec la compréhension physique de la nature du temps. La théorie de la relativité, explique-t-elle, nous permet d’échapper, sinon au temps, à une mauvaise compréhension du temps.
Sujet 2 : À quoi bon expliquer une œuvre d’art ?
Ce sujet nous interroge quant à la possibilité de rendre raison de ce qui fait qu’une œuvre d’art en est une. Peut-on objectiver des règles dont la présence dans une œuvre en fondent la valeur ? Si c’est le cas, alors expliquer qu’une œuvre d’art permet de révéler ce qui lui confère ce statut et augmente notre connaissance à son propos, comme le plaisir qu’on prend à la contempler.
En revanche, si ce n’est pas le fait de réaliser ou suivre un certain nombre de règles qui fait qu’une œuvre d’art en est une, sinon sa capacité à susciter une émotion, alors à quoi bon vouloir expliquer une œuvre d’art ? N’est-ce pas impossible (l’œuvre d’art n’étant pas explicable), voire contre-productif ?
Ainsi, dans une première partie, les lycéens pourraient soutenir qu’expliquer une œuvre d’art, c’est révéler ce qui en fait une œuvre d’art, pour mieux la comprendre et l’apprécier. Pour cela, on pourrait se référer à l’esthétique classique qui considère qu’il existe des règles d’art appelés des «canons», dont la satisfaction signe la valeur de l’œuvre. Pour cette famille de pensée, le jugement de goût s’apparente à un jugement de connaissance.
Si maintenant la beauté d’une œuvre d’art s’éprouve plus qu’elle ne se prouve, alors toute explication est inutile. C’est ainsi que l’on pourrait aborder cette deuxième partie en prenant comme exemple «Le cercle des poètes disparus», et le professeur de littérature M. Keating qui soutient que la beauté d’un poème s’éprouve par le cœur mais ne se prouve pas par la raison. Le philosophe Hume, dans ses «Essais esthétiques», défend lui aussi que la beauté n’est pas dans l’œuvre mais dans le regard de celui qui l’observe. Inutile donc de vouloir expliquer l’art qui se ressent.
Dans une troisième partie, Marianne Chaillan aurait donc soutenu qu’à défaut d’expliquer l’œuvre, on peut du moins en proposer des interprétations. Il n’est pas inutile ni contre-productif de chercher à proposer des interprétations d’une œuvre si cela se fait avec modestie. Au contraire, cela est même fécond pour la connaissance. Dans la «Critique de la raison pure», Kant écrit que l’on peut user de la démonstration pour autant que nous ne prétendons pas décrire objectivement le réel. En outre, on peut penser avec Umberto Ecco que vouloir rendre raison d’une œuvre d’art, ce n’est peut-être au fond que vouloir écrire cette partie de l’œuvre dont nous sommes, nous spectateurs, les auteurs.
SÉRIE ES :
Sujet 1 : La morale est-elle la meilleure des politiques ?
On voit mal comment soutenir l’inverse ! En effet, un état vertueux semble plus souhaitable, qu’un état crapuleux, note Marianne Chaillan. Et pourtant… Celui qui gouvernerait avec morale ne serait-il pas menacé par sa vertu même ? Et du point de vue des citoyens, est-il réellement plus souhaitable de vivre dans un état qui aurait pour politique de promouvoir une pensée morale ? Que ce soit du côté des gouvernements comme celui des citoyens, la morale est-elle vraiment la meilleure des politiques ?
Après avoir posé cette problématique, on pourrait, dans une première partie, prendre le contre-pied de l’évidence selon laquelle la morale est la meilleure des politiques et soutenir, avec le philosophe Machiavel, qu’un bon dirigeant peut certes se comporter de façon morale, mais doit savoir entrer dans le mal s’il le faut. Pour illustrer cet argument, Marianne Chaillan propose notamment de citer la série «Game of Thrones». Selon elle, Cersei Lannister est un bon exemple de cette philosophie : mensonge, avarice, crainte, telles sont les armes du bon souverain.
Dans une deuxième partie, on pourrait soutenir l’idée qu’une politique menée au nom de la morale serait despotique. Dans «Théorie et pratique», Kant défend l’idée que nul ne peut contraindre quiconque à être heureux d’une certaine manière. Un état qui aurait pour politique d’édicter la morale serait le plus grand despotisme. L’état de Gilead, dans «La servante écarlate», incarne le paroxysme d’un état qui se voudrait législateur moral.
Enfin, dans une troisième partie, les candidats auraient pu soutenir avec le philosophe Ogien, dans «l’Ethique aujourd’hui», que si la morale n’est pas la meilleure des politiques, veiller au pluralisme des morales est la politique que doit engager tout état.
SÉRIE S :
Sujet 2 : Reconnaître ses devoirs, est-ce renoncer à sa liberté ?
Se demander si le devoir (c’est-à-dire la morale) restreint la liberté revient à se demander si la morale est du côté de l’obligation ou de la contrainte. La morale vient-elle du dehors de sorte que lui obéir, c’est cesser d’être autonome – être pour soi-même l’auteur de ses lois – ou devenir hétéronome, soumis à la loi d’un autre ?
Dans une première partie, on peut défendre avec Kant que reconnaître ses devoirs, loin de restreindre la liberté, permet de la réaliser. Pour Kant, la morale est innée et s’exprime en nous à travers une sorte d’organe que Kant appelle «la loi morale». Obéir à la morale, c’est donc s’obéir à soi-même et en cela, ce n’est pas renoncer à la liberté. En outre, choisir la morale, c’est s’arracher à la servitude des passions, c’est choisir la liberté.
Dans un deuxième temps, on peut soutenir la thèse adverse et plaider que reconnaître ses devoirs restreint la liberté. Chez Freud, la morale vient de l’extérieur : parents, famille, société, nous intériorisons la morale qui, si elle a des vertus sociabilisantes positives, est aussi l’ennemie de notre liberté en tant qu’elle écrase et refoule nos désirs. Chez Nietzsche, reconnaître la morale c’est accepter de porter un fardeau dont la nature vise précisément à affaiblir et amoindrir celui qui l’assume. C’est pourquoi, pour être libre, il faut tâcher de vivre par-delà bien et mal, conclut Marianne Chaillan.
Pour terminer, on peut soutenir avec Ogien, dans «L’Éthique aujourd’hui», qu’il faut reconnaître (au sens de discerner, circonscrire) ses devoirs pour défendre sa liberté. Pour ce penseur minimaliste, le champ de la morale se restreint à autrui. Ce que je me fais à moi-même ou ce que deux adultes consentants se font entre eux n’a aucune importance morale. Ainsi, reconnaître ses devoirs (au sens d’en tracer un périmètre) avec Ogien, c’est aussi préserver un immense espace de liberté.
A noter que Marianne Chaillan, auteure de «Game of Thrones, une métaphysique des meurtres», a également publié «Harry Potter à l’école de la philosophie», «Pensez-vous vraiment ce que vous croyez penser ?» et «Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d’heureux», un ouvrage dans lequel les grands dessins animés de Walt Disney, leurs personnages et leurs chansons éclairent les concepts philosophiques les plus puissants.