Un essai philosophique sur la dernière saison de la série culte

Par Pierre Machado.

Marianne Chaillan, professeure de philosophie et écrivaine, publie Game of Thrones, une fin sombre et pleine de terreur ce mercredi. Elle analyse les leçons philosophiques à tirer de la dernière saison de la série événement de HBO et dresse les portraits des personnages principaux.

L’ultime saison de Game of Thrones (Got) a fait beaucoup de mécontents, en mai 2019. Une fin de série complètement ratée ? Pas si sûr, à lire Marianne Chaillan, professeur de philosophie et écrivaine, qui publie, ce mercredi 13 novembre 2019, Game of Thrones, une fin sombre et pleine de terreur, aux éditions Équateurs.

Quand avez-vous commencé l’écriture de cet essai ?

J’ai vu le tout dernier épisode de Got le 20 mai dernier, vers 5 heures du matin. Je devais me rendre à Paris en train juste après. Le soir, dans le train retour, tous les écrans d’ordinateurs affichaient Game of Thrones. J’ai pu mesurer à quel point nous vibrions tous à l’unisson. C’est pendant ce voyage que j’ai posé les premiers mots de ce qui a fini par devenir ce livre. Je les ai postés sur ma page Facebook le soir-même. Le succès qu’il a rencontré m’a donné envie d’en faire un livre… Son but ? Tirer les conclusions philosophiques du final comme de la saga tout entière enfin achevée.

Pourquoi avoir choisi « The things I do for love » comme phrase d’introduction de l’ouvrage ?

C’est une réplique de Jaime Lannister, l’une des plus célèbres de la saga. J’en ai fait la dédicace de mon livre. La reprendre à mon compte, c’est dévoiler l’origine du livre. L’écrire, c’est une déclaration d’amour à la série, à la philosophie, à l’écriture elle-même, mais aussi à ceux pour qui j’écris.

Quel est le personnage de Got le plus fascinant, philosophiquement parlant ?

La richesse de la série tient au fait que tous ses personnages sont intéressants. George R. R. Martin (écrivain de la saga originelle), Daniel Brett Weiss et David Benioff (co-créateurs de la série) nous ont offert une nouvelle mythologie peuplée de nouveaux héros. Pour qui aime Game of Thrones, les Stark, les Lannister ou les Targaryen sont l’équivalent des Atrides ou des Labdacides. L’univers de George Martin est la mythologie de notre temps, la longue route de nos personnages, notre Odyssée. Leurs guerres, notre Iliade. De quoi sont-ils le nom ? Quelle sagesse nous révèlent-ils ? J’essaie de répondre à cela.

Est-il possible d’aimer autant les Stark que les Lannister ? En termes de valeurs morales, ils sont opposés…

Les Stark obéissent, au départ, à une morale de l’intention qui fait reposer la valeur d’une action sur la pureté de ses intentions. Les Lannister, au contraire, témoignent d’une morale conséquentialiste : pour eux, la fin semble justifier les moyens. Choisir un camp, c’est révéler les principes philosophiques qui nous constituent. Au fur et à mesure des saisons, les frontières entre familles bougent, les personnages évoluent. Certains Stark, par exemple, « deviennent » Lannister du point de vue des valeurs, comme Sansa, en bonne élève de Cersei Lannister. Nos affinités pour un personnage révèlent aussi notre adhésion à un système philosophique : les guerres qui ont lieu à Westeros sont également des batailles entre principes philosophiques.

Parmi les personnages restés en vie à la fin de la saison 8, de qui aimeriez-vous connaître la suite de l’histoire ?

Arya Stark, sans doute, mais pour des raisons purement affectives…

La saison 8 se démarque par les nombreux choix irrationnels de personnages que nous pensions connaître. Est-ce la limite de l’analyse philosophique d’un objet créé, avant tout, pour divertir ?

L’évolution de certains personnages a, en effet, pu choquer les spectateurs au point de susciter le lancement d’une pétition signée par plus d’un million de personnes, réclamant de tourner à nouveau cette saison 8. Je fais partie de ces fans déçus. Mais le moyen de surmonter ma déception a été, justement, d’analyser philosophiquement cette fin, de quitter le champ de l’émotion pour celui de la raison. Ces choix irrationnels ne marquent pas la limite de l’analyse philosophique mais, au contraire, sa nécessité. On découvre, alors sous l’apparence d’un final raté, un véritable message qui fait sens. Le comprendre permet de se réconcilier avec la série.

Est-il possible que les fans ont volontairement exagéré leur colère envers la fin de la série comme mécanisme de défense, afin d’atténuer leur tristesse de la voir se terminer ?

Ces sentiments négatifs ont signé, paradoxalement, la réussite de la saga dont le message final s’avère être, selon moi, le suivant : la vie est décevante. En nous infligeant ces affects tristes (déception, colère, amertume…), Got nous faisait vivre, à son sujet, la leçon plus générale de vie qu’elle nous délivrait. Oui, cette saison est décevante. Mais c’est le cœur même de son message : les humains sont décevants. C’est de l’existence que la fin de Game of Thrones délivre la philosophie « sombre et pleine de terreur ». Attentes, espoirs, désirs secrets ou avoués, joies, ivresses, rires : tout s’enfuit. Et pour que nous l’entendions mieux, George Martin nous l’a fait vivre et ressentir.

Songez-vous d’ores et déjà à mener une analyse philosophique du ou des spin-off à venir de Got  ?

Nous verrons ! Encore faut-il qu’il(s) offre(nt) matière à analyse. Je l’espère. Je me réjouis à l’idée de pouvoir continuer à voyager dans cet univers merveilleux. J’ai beaucoup aimé découvrir dans Fire and Blood, qui semble devoir constituer la base de ce spin-off à venir, la généalogie de Daenerys Targaryen, personnage que j’aime tout particulièrement.

D’autres séries mériteraient une analyse philosophique ?

Bien sûr ! Les séries actuelles ne constituent pas uniquement des objets de divertissements, mais aussi des vecteurs de réflexion. Je suis une grande sérievore ! Depuis Friends jusqu’à The Handmaid’s Tale en passant par Real Humans, Black Mirror, Breaking Bad, The Good Place, Years and Years… Toutes pourraient se prêter à une analyse philosophique et d’ailleurs beaucoup sont analysées par des philosophes ou des sociologues. Mais la spécificité de Game of Thrones, c’est l’extension des domaines d’interrogation possibles : de la morale jusqu’à la politique en passant par la métaphysique.

Parlez-vous souvent de Got avec vos élèves ?

Oui, de Game of Thrones et de tous les objets tirés de la culture pop qui peuvent constituer, entre eux et moi, un langage commun et un tremplin vers les concepts de philosophie classiques. Ce faisant, je cherche à montrer, tout d’abord, que la philosophie n’est pas une science destinée à quelques intellectuels coupés du réel, se préoccupant de sujets inintéressants et s’exprimant dans un langage si abstrait qu’il en devient inaudible pour le commun des mortels. Au contraire, la philosophie entend penser notre réel, et donner à tous les moyens de vivre mieux. En m’appuyant sur ces œuvres, je cherche à combattre l’idée selon laquelle la culture populaire serait une sous-culture. Enfin, évoquer séries, films, musiques, etc. constitue un moyen divertissant et simple d’aborder les problèmes philosophiques les plus traditionnels. Je tâche de partir de ce que mes élèves aiment pour leur montrer qu’en aimant ces objets-là, ils font de la philosophie sans le savoir.

Game of Thrones, une fin sombre et pleine de terreur, éditions Équateurs, 240 pages, 18 €.

Partager :