GOT, les leçons philosophiques à tirer de la fin

Par Benjamin Chapon

Pétition par-ci, tweets vengeurs par-là, de nombreux fans de Game of Thrones ont exprimé avec plus ou moins de véhémence, leur déception face au dénouement de la célèbre saga. Au-delà de l’aspect narratif ou artistique, c’est bien l’adieu à une série qui a cristallisé des attentes énormes -par son budget, son audience et la force de son récit-, qui a été le plus douloureux.

Marianne Chaillan, professeure de philosophie, chroniqueuse et écrivain à qui l’on doit notamment le livre Game of Thrones, une métaphysique des meurtres, paru en 2016, explique à 20 Minutes en quoi la fin de la série peut servir de leçon de philo, même aux plus déçus d’entre vous.

Un mélange d’émotions contraires

Pour la professeure de philosophie, la huitième et dernière saison de Game of Thrones aura été l’occasion de traverser un flot d’émotions contraires, à commencer par celle, troublante, de la déception. « J’ai suivi chaque épisode de cette saison avec passion, me laissant submerger tantôt par l’effroi (durant l’épisode The Long Night, notamment), tantôt par la colère (quand Daenerys brûle méthodiquement les rues de Port-Réal), ou encore par l’émotion ( quand Jaime élève Brienne au rang de chevalière, quand Tyrion fait ses adieux à son frère). J’ai même parfois ressenti de la joie (quand Arya tue le Roi de la Nuit). Mais, en règle générale, à chaque épisode, j’étais déçue… De sorte que j’aurais pu faire mien les mots employés par l’acteur Kit Harrington (qui joue Jon Snow) pour résumer la saison 8 : « décevante et épique ». »

Comme de nombreux téléspectateurs, Marianne Chaillan a éprouvé un sentiment de trahison quand chacun des personnages semblait vouloir la décevoir : « Tyrion, cet homme si rusé et intelligent semble devenu subitement stupide. Varys ce maître en stratégie, incapable lui aussi d’aider sa reine en difficulté pour s’imposer à Winterfell, tire de grossières ficelles pour se débarrasser d’elle et se fait prendre piteusement. Cersei la femme forte et machiavélique se mue en spectatrice passive de sa déconfiture, puis en petite fille apeurée. Sansa qui s’était étoffée au cours des saisons, manifestant un sens stratégique exceptionnel lors de la bataille des Bâtards, redevient la peste qu’elle était lors de la saison 1. Que dire aussi de Jon semblant une feuille morte ballottée par les événements ? »

La notion de « doux amer »

Ressentir comme une trahison personnelle l’évolution d’un récit de fiction interroge fortement sur l’impact des œuvres d’art sur nos vies. Se sentir autorisé à être déçu par un personnage imaginaire démontre bien notre attachement à la série, bien sûr, mais également à la fiction en général. D’où l’à-propos de la « morale » de l’histoire énoncée par Tyrion : « Qu’est ce qui unit les hommes ? Les armées ? L’or ? Les bannières ? » Non, ce sont les histoires. « Rien n’est plus puissant dans le monde qu’une bonne histoire. Rien ne peut l’interrompre. Aucun ennemi ne peut la vaincre ». Marianne Chaillan abonde dans le sens de Tyrion : « Force est de constater que cette belle histoire qu’est Game of Thrones nous aura fait vivre d’extraordinaires moments. Elle s’achève aujourd’hui mais rien ne peut véritablement l’interrompre : nous ne cesserons pas de nous la raconter. »

Mais derrière ce message d’espoir sur la force des histoires que l’on se raconte s’en cache un autre. « Dans Le Seigneur des anneaux, Tolkien livre un constat pessimiste sur la nature humaine : aucun homme ne peut résister au pouvoir de commettre le mal en toute impunité, raconte Marianne Chaillan. Dans Game of Thrones, George R.R. Martin livre lui aussi un constat pessimiste cette fois. Aucun homme ne peut désirer ou exercer le pouvoir sans se perdre. Que signifie le choix de couronner Bran, qui n’est plus un homme mais un personnage fantastique, la corneille à trois yeux, sinon cet échec de toute tentative humaine de juste gouvernance ? »

« C’est que le pouvoir – que seul mériterait celui qui ne le désire pas (thème platonicien) – rend fou qui le convoite ou le possède. Il n’est pas d’idéal qui ne se fracasse sur la réalité du pouvoir. Daenerys cède à l’ivresse du pouvoir. Même les plus diaboliques en meurent. Cersei perd sa vie (et celle de son enfant à naître) plutôt qu’y renoncer. »

La défaite de la morale

Au-delà de ce pessimisme, Game of Thrones souligne aussi une défaite de toute morale à travers deux leçons. Première leçon, selon Marianne Chaillan : « Rien n’est plus dangereux que celui qui pense posséder la connaissance du bien. Tyrion explique à Jon que Daenerys est une menace parce qu’elle « est convaincue qu’elle est juste et dans la vérité ». Il faut donc la tuer. C’est cela le devoir. C’est cela qui est bien. Vous voyez le paradoxe ? Alors qu’il dénonce le fait que le mal qui ronge Daenerys est la certitude de connaître ce qui est bien, il est lui-même pris sur le fait du même crime. Et si vouloir donner des leçons de morale était parfois profondément immoral ? »

La seconde leçon est encore plus désespérante : personne n’est véritablement pur. « A la fin de cette saison, plus aucun personnage ne peut prétendre incarner la pureté, note la philosophe. Jon lui-même va renoncer à ses principes en tuant Daenerys. Il agit non seulement selon des mobiles personnels (sauver ses sœurs) mais aussi selon des principes conséquentialistes (sauver les gens prétendument menacés par Daenerys). D’ailleurs, après son acte, il le dit : « Cela ne paraît pas juste ». Il s’est perdu sur le plan moral. Et l’image finale qui nous le montre souriant alors qu’il transgresse la sanction qui lui a été imposée (de rester au Mur) achève de dynamiter l’image d’un personnage à la droiture morale kantienne. »

Ainsi, si cette saison a pu être ressentie comme décevante, c’est peut-être à cause de son message aussi pessimiste et triste que philosophique : les hommes sont décevants.

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