La beauté inouïe de l’existence

Texte publié dans Le Vif n°19, mai 2020.

 

« Quoiqu’il en coûte ». Le discours du Président est solennel, grave. Il acte, au fond, que ce que nous étions nombreux à redouter est arrivé. En ce 12 mars, on y est. Cela fait déjà des semaines que les nouvelles nous parvenaient de Chine. C’est notre tour.

Bien sûr, nous le savions déjà. Mais les mots donnent une réalité à la chose. Je mesure à ce moment-là à quel point leur rôle est décisif : sans eux, les choses n’existent que confusément. Le baptême du mot les intronise définitivement.  Et ce qui n’était pas moins réel, sans eux, acquiert, par leur pouvoir, une force terrible.

Ce soir-là, il me faudra apaiser un être cher, en état de choc. Les mots ont libéré une peur jusque-là contenue. Je ne peux pas me rendre en personne à son secours. Je suis déjà confinée, malade. Pas testée, j’ignore de quoi il s’agit. Par précaution, je suis donc isolée. Confinée avant le confinement.

Ce soir-là, ma première souffrance est celle ne pas pouvoir venir en aide à cette personne, autrement que par ces mêmes mots dont je mesurais tout à l’heure encore la puissance et qui, désormais, me révèlent leur indigence.

Ces mots seront, eux aussi, comme les corps, des victimes du fléau qui nous frappe. Rapidement, la contagion du virus s’étend au champ du langage lui-même. De nouveaux mots sont ainsi martelés, appris, répétés : « gestes barrières », « cluster », « patient zéro », « asymptomatique », « confinement », « masque FFP2 », « gel hydro-alcoolique », « Covid-19 », « hydroxychloroquine ».  Ils inondent la presse. Ils envahissent nos échanges.

Il y a comme une jouissance à les utiliser à notre tour, comme si la maîtrise de ce lexique assurait un contrôle de l’événement. La pratique de ce nouveau vocabulaire, feignant de manifester une connaissance des choses, apaise notre inquiétude devant l’inconnu de ce qui nous arrive.

Le virus s’en prend aussi rapidement à nos pensées, qu’il contamine, après avoir envahi l’espace médiatique. Ce virus est un « événement monstre ».

Et puis, chaque soir, nous nous habituons à un sinistre rituel : le décompte des morts. Assez rapidement, je cesse de l’écouter. D’abord, je ne crois pas à la réalité du nombre de personnes contaminées, n’ayant moi-même pas pu être testée. Ensuite, je ne parviens plus à supporter cette violence anxiogène des chiffres.

Ils sont effrayants, ces chiffres, mais, malgré tout, commodes. Ils n’ont ni visage ni voix. Les morts sont des nombres et des courbes. Une abstraction pure. Un jour, nous découvrons, bouleversés, le visage de Jeanne, cette résidente en EHPAD, à qui sa famille implore de tenir le coup et qui pleure, face caméra, de n’avoir pas même le droit de parler avec sa voisine de chambre.

Avec les larmes de Jeanne, les personnes vivant dans les établissements de santé, si durement touchés par l’épidémie, deviennent incarnées. Je pense alors à ma grand-mère qui a, jadis, terminé ses jours dans semblable établissement. Je pense à ses voisins de table ou de chambre que j’y avais connus. Aux aides-soignantes dévouées. Où sont-ils maintenant ? Que traversent-ils comme épreuves ?

Tous les soirs à vingt heures, le Stade Vélodrome fait résonner dans la cité phocéenne cette musique légendaire sur laquelle les joueurs de l’Olympique de Marseille entrent dans l’arène. Quand la musique commence, nous sommes nombreux à sortir à nos fenêtres, pour applaudir le personnel de santé et tous ceux qui luttent, chaque jour, pour nous permettre de vivre.

Ce rituel, lui aussi, m’inspire un sentiment confus. Je pense à Élodie, infirmière à Paris, qui est aux avant-postes, pour un salaire de misère. Un salaire indécent. Une insulte. Je pense à Cécile, elle aussi infirmière qui, parce qu’elle est exposée au virus, ne peut plus même rendre visite à sa mère, Danielle, mon amie, encore sous traitement de chimiothérapie.

Applaudir ? J’ai surtout envie de pleurer. Je suis emplie de colère et de tristesse. Parfois, je ne sors pas. Mais ce n’est pas par indifférence. De quelle dette impayable croit-on pouvoir s’acquitter en applaudissant ? De quelle faute inexpiable pense-t-on pouvoir se laver en leur rendant hommage ? Je ne suis pas aux responsabilités de l’État. Je ne suis coupable de rien. Mais je suis une citoyenne. À vingt heures, le soir, j’ai honte de participer à un contrat social qui expose ainsi ses enfants à des combats qu’ils n’avaient pas à mener ainsi, sans armes. J’espère qu’au sortir de tout cela, des décisions seront prises. Mais je n’ai guère d’illusion. Et quand bien même, le seraient-elles prises, ces décisions, rien ne réparera les douleurs vécues.

Jadis, la musique du Stade Vélodrome me rappelait les soirs de match auxquels j’avais assisté dans mon enfance. Fervente supportrice, je pleurais d’émotion quand les joueurs entraient sur le terrain, comme des gladiateurs. Cette musique, qui est un peu comme l’hymne de ma ville, Marseille, avait toujours conservé pour moi une puissance affective immense. Je sais désormais que je ne pourrai plus jamais l’entendre de la même façon.

Je suis donc confinée, chez moi, à Marseille. J’ai la chance de ne pas vivre seule. Vivre à deux, quand on aime, est merveilleux. Résister à deux, aussi, est un luxe. Enseignante, je travaille viades logiciels dont j’ai dû, en urgence, apprendre à me servir, sans mode d’emploi, sans rien. « Nation apprenante ». Encore une fois, les mots dévoilent une autre de leurs propriétés : dans les discours des hommes politiques, ils constituent souvent un merveilleux vernis pour masquer le chaos. La vérité est que nous sommes tous plongés dans le chaos. Mais au sein de ce chaos, on s’organise.

Mes élèves sont derrière leur écran, moi aussi. Faire cours en ce moment me paraît, parfois, relever du déni de l’exceptionnalité de la situation. « Perdre » quelques mois de cours, au fond, aurait-ce été si grave au regard des épreuves que certains traversent assurément dans leurs familles ? J’en doute mais, bien sûr, j’assure, scrupuleusement, mes fonctions. Mon bureau se trouve face à une fenêtre. Il y a des arbres magnifiques au dehors. Je parle à mes élèves en regardant le printemps qui vient et que nous sommes condamnés à observer de loin. Les élèves me posent des questions. Nous nous prenons vraiment au jeu. Parfois, quand le cours s’arrête, je les remercie. Faire comme si de rien n’était, en réfléchissant, par exemple, aux critères de l’action morale chez Kant, a finalement des vertus revigorantes. Je sors du cours, comme eux je l’espère, oxygénée par ces pensées qui nous ont arrachés quelques instants aux inquiétudes liées à la situation que nous traversons. Faire de la philosophie par temps d’épidémie a, finalement, quelque chose de salutaire.

Mais malgré cette charge de cours, malgré les articles que j’écris et le manuscrit que je peaufine (mon nouveau livre In pop we trust devait paraître en avril), force est de constater un autre effet du confinement sur moi.

Peu à peu, le temps se dilate. Privée de l’effervescence du quotidien, libérée de la tension et de la concentration exigées par les menues action d’une vie ordinaire, je retrouve une autre modalité de perception. Je mesure combien la vie ordinaire consiste à agir. Et combien les impératifs de l’action modèlent notre rapport au réel. Nous regardons en croyant voir, nous écoutons en croyant entendre mais ce que nous percevons, d’ordinaire, du réel est uniquement ce que nos sens en extraient pour éclairer notre conduite. Distraite de l’action, mon attention se détache et retrouve une « manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. » Je dois cette compréhension de ce qu’il m’arrive au philosophe Bergson auquel j’emprunte ces mots. Libérée de l’action, tout se passe comme si mes sens, eux, m’étaient rendus.

Et avec eux, reviennent des souvenirs de ce temps justement où le rapport sensitif était premier : des souvenirs d’enfance. Alors que mon espace se trouve réduit aux murs de mon logement, les espaces de ma mémoire, eux, s’agrandissent. Je retrouve des odeurs ou des images que j’ignorais même encore posséder. Je me souviens de sensations lointaines, oubliées dans les profondeurs de ma conscience. Dans ce temps soudain à la fois concentré et dilaté, dans ce silence plus durable que celui d’une simple nuit entre deux jours de jeu social, le passé ressurgit, ma mémoire se libère.

Et avec cette nouvelle disposition face au réel, s’ouvre aussi le besoin d’autres formes d’activité. Je m’autorise des occupations que ma vie, toujours affairée, m’interdisait. Je retrouve le bonheur des actions qui n’ont d’autre fin qu’elles-mêmes, c’est-à-dire qu’on engage uniquement pour le plaisir que l’on trouve à les effectuer, sans considération de leur utilité. Je passe ainsi des heures sur mon piano. Cela ne me mène nulle part. Je reste aussi médiocre. Mais il ne s’agit pas d’aller quelque part. Il s’agit de jouer. Les grecs distinguaient deux formes d’action : la praxis, action qui a sa fin en dehors d’elle-même (par exemple, on se déplace pour atteindre une destination) et la poïesis, action qui a sa fin en elle-même (ainsi, on se déplace pour se déplacer). Confinée chez moi, sans être malade, sans avoir de proche atteint, étant donc, pour l’instant, extrêmement privilégiée, ce moment que nous traversons, aussi douloureux et anxiogène soit-il, m’a rendu une forme de rapport poétique à l’existence.

Je ne me sens, par ailleurs, jamais vraiment isolée. Et je mesure ce que je dois au dialogue silencieux que nous entretenons avec les œuvres d’art, lorsque nous les apprécions. Dans La Brièveté de la vie, Sénèque affirme ainsi que la littérature est une sorte de dialogue essentiel entre des âmes qui sans se connaître en chair et en os se rencontrent parfois plus intimement que dans les relations humaines. C’est vrai de tous les arts : une musique, un film, un tableau offrent à qui les goûte des paysages infinis qui étendent ceux qui se trouvent sous ses yeux. Plus que jamais, je mesure à quel point l’art aide à vivre et embellit l’existence.

Mais ce confinement me sépare tout de même de nombreuses personnes que j’aime. Bien sûr, je peux entendre leur voix, grâce au téléphone. Je vois parfois même leur visage. Et pourtant, quelque chose me fait irrémédiablement défaut. Le philosophe Spinoza écrit que « nul ne sait ce que peut un corps ». Je découvre à l’occasion de ce confinement, justement les puissances du corps auxquelles nul substitut ne saurait pallier – puissance paradoxale car si nous sommes confinés, c’est aussi parce que notre corps est vulnérable.

Dans À la recherche du temps perdu, Proust décrit l’ambiguïté aussi merveilleuse que douloureuse des appels téléphoniques. Et Dieu sait si je téléphone en ce moment ! Bien sûr, il y a quelque chose de magique à ce qu’apparaisse près de moi, en si peu d’instants, l’être à qui je voulais parler. Et qui, tout en demeurant chez lui, sous un ciel parfois différent du mien, se trouve transporté près de mon oreille. Néanmoins, il y a quelque chose de décevant, au sein même de ce rapprochement si doux. La présence réelle des voix ne parvient pas à dissimuler notre séparation effective. Nulle étreinte possible. Ces voix sont des fantômes impalpables.

Aujourd’hui, je ressens à quel point une étreinte peut dire bien plus que des mots. À quel point le corps de l’autre est au moins aussi important que sa pensée ou ses paroles. Combien il peut, par sa seule présence, apaiser et habiter un espace, sans lui, trop grand et trop petit. J’aspire à ce temps où nous pourrons nous étreindre et nous embrasser à nouveau.

Je pense à ce vers d’Andromaque, l’héroïne de Racine, qui soupire en songeant à son fils : « Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui ». Le jour, pour elle, n’a pas de sens sans ce baiser. Moi aussi, comme elle, je souffre, chaque jour, de ne pas prendre ceux dont je suis privée dans mes bras. C’est tout bête une étreinte. Et rien n’est pourtant plus doux ni plus éloquent que ce moment-là.Comme je les savourerai ces baisers quand ils me seront rendus !

– S’ils le sont. Car ce que cette crise nous met sous les yeux, c’est bien, aussi, notre vulnérabilité et notre finitude. L’humanité est allée sur la Lune, elle s’est dotée de technologies splendides, elle a créé des œuvres d’art sublimes mais quelques particules dans l’air suffisent à la mettre à genoux. Nous n’oublierons pas les images de ces villes désertées, de ces places d’ordinaire bondées et soudainement vides, de ces animaux errant dans les rues ou qui se réapproprient l’espace naturel. Quelle vulnérabilité est celle de l’homme ! Nous n’oublierons pas notre peur de toucher une simple poignée de porte, comme notre inquiétude de monter dans une cage d’ascenseur avec un voisin. Nous savons désormais qu’une particule invisible suffit à nous tuer.

Derrière cette vulnérabilité, c’est bien sûr notre mort qui se révèle et s’annonce sans qu’on puisse feindre de ne pas la voir. Adviendra-t-elle demain, parmi les chiffres abstraits du décompte quotidien ? Bientôt ?  – Un jour, assurément. Voilà, aussi, ce que cette crise nous dit. Elle nous rappelle la mort qui vient et nous permet d’entendre, à travers notre angoisse, notre furieuse envie de vivre. Que dit notre peur actuelle sinon notre amour de la vie ? Que révèle notre souffrance d’être loin de nos proches sinon notre amour pour eux ? Que manifeste notre douleur d’être confinés sinon notre appétit de goûter le monde ? Cette sombre expérience que nous vivons dessine, en creux, la beauté inouïe de l’existence.

Dans la fable La mort et le mourant de Lafontaine, la Mort annonce à un vieillard qu’elle vient le chercher. Il s’étonne et juge qu’il est trop tôt pour cela. La Mort lui rétorque qu’elle l’avait prévenu, et même plusieurs fois. Il aurait dû entendre.

Nous n’avons, hélas, pas eu à attendre cette crise pour percevoir les funestes pas de la mort en marche. Mais assurément, ils sont plus que jamais audibles. En ce qui me concerne, ils ont déclenché en moi une urgence de vivre, une urgence de dire ce que j’aurai peut-être tu par pudeur, une urgence de goûter aux nourritures terrestres.

J’espère connaître la chance de vivre à nouveau et intensément tout cela sous des cieux redevenus plus cléments. J’espère aussi ne pas oublier la hiérarchie que cette expérience a rendu évidente entre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas – car les prétendus mondes d’après ressemblent souvent à s’y méprendre aux mondes d’hier.

À la veille du confinement, j’ai eu la chance d’entendre au téléphone la voix d’une femme que j’estime, Katherine F. Nous ne vivons pas dans le même pays. Nous ne parlons pas la même langue. Nous ne nous sommes même encore jamais physiquement rencontrées. Évoquant l’isolement auquel nous allions être soumises, elle m’a dit : « nous sommes chacune, seules, de notre côté, mais nous sommes ensemble. » Jugez-moi naïve si vous le trouvez mais je l’ai crue et même, je l’ai ressenti. Ce fléau qui ne connaît pas les frontières a fait de nous des citoyens du monde, frères par-delà les océans et les continents, solidaires dans notre inquiétude.

C’est ce que je ressens, à nouveau, chaque soir, à vingt heures, quand je vois tous ces gens à leur fenêtre : cette épreuve, nous la traversons, tous, à la fois seuls mais ensemble. Nos regards qui se croisent au loin, de fenêtres en fenêtres, scellent notre fraternité dans la vulnérabilité. On se fait une joie de voir tel voisin qu’on croisait indifféremment jusqu’alors, en temps ordinaire, car on est heureux, véritablement, de constater qu’il est encore là, lui aussi, à sa fenêtre. Solitaires et, pour cela, solidaires.

Quelques jours après notre conversation téléphonique, la fameuse Katherine m’a envoyé un poème de Georges Seferis qui est une promesse d’avenir radieux. Il dit que bientôt, nous verrons les amandiers fleurir, les marbres resplendir au soleil, la mer onduler au soleil. Ce futur nous attend, presqu’à portée de main.

Jamais, je le crois, je n’aurai autant apprécié les bonheurs simples d’une existence ordinaire que lorsque je les retrouverai. Je me suis fait la promesse d’aller voir la mer, avec ceux que j’aime, et de célébrer à leurs côtés la vie, l’amitié, et l’avenir enfin rendu.

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