Pourquoi Game of Thrones est une série philosophique ?

Suscitant l’indignation de ses plus grands fans, la série de HBO est devenue experte dans l’art des morts les plus inattendus et les plus terribles. Est-ce qu’il y a véritablement une morale à Game of Thrones? Dans un ouvrage passionnant, Marianne Chaillan prouve que cette série télévisée n’est pas seulement un objet de divertissement mais également un « cours de philosophie ».

Et si la philosophie s’invitait à la table du royaume des Sept Couronnes ? Si Kant, Nietzsche et Freud décidaient d’organiser une soirée Game of Thrones, qu’en diraient-ils ? Lequel des personnages trouverait grâce à leurs yeux ?  C’est sur la base de ce questionnement original que Marianne Chaillan, professeur de philosophie à Marseille, étudie les rouages philosophiques de la série événement.

L’auteure ressuscite la pensée des plus grands philosophes et les confronte aux agissements des personnages peuplant les royaumes d’Essos et de Westeros. Alors quelle morale traverse les personnages de Game of ThronesSuivrez-vous la morale déontologique de lord Emmanuel Kant ou la morale conséquentialiste de master Jeremy Bentham ? Serez-vous Stark ou Lannister ? 

Alors que la série rattrape les romans (George R. R. Martin est en cours d’écriture de la suite, tandis que la saison 6 sort en avril), Marianne Chaillan convoque des épisodes clés de la série et en décrypte les enjeux philosophiques : Jaime devait-il jeter Bran du haut de la tour au premier épisode de la première saison ? Ned Stark aurait-il dû accepter de devenir la main du roi ? L’inceste entre Jaime et Cersei est-il condamnable moralement  ?  Si le livre de Marianne Chaillan nous permet de comprendre et d’envisager les agissements de certains personnages, il ne nous livre rien du dénouement, car il est une vérité absolue : “Philosopher n’est pas spoiler !”. Entretien.

Pourquoi la série Game of Thrones est-elle, selon vous, propice à une lecture philosophique ?

Marianne Chaillan –  Game of Thrones s’offre avec évidence à une relecture en terme de philosophie morale. Jusqu’à l’anéantissement partiel et la déchéance provisoire de la famille Stark, les deux premières saisons constituent un laboratoire de philosophie morale appliquée dans lequel s’opposent deux grandes familles de la philosophie morale : la morale déontologique dont Ned Stark puis son fils Robb font figure de représentants ; la morale conséquentialiste soutenue par Tywin et ses jumeaux Cersei et Jaime.

Mais la saga questionne tout autant les vertus politiques. Il semblerait même que la question autour de laquelle est construite la narration de Game of Thrones soit la suivante : “Quelles sont les vertus du souverain ?” Et chaque impétrant incarne la mise à l’épreuve d’une vision de la souveraineté. Cette question est explicitement posée dans la série, lors d’un cours de philosophie politique administré par Tywin Lannister à son petit-fils Tommen. Ainsi, “Qu’est-ce qu’un bon roi ?” est sans doute la question centrale de Game of Thrones. C’est une question philosophique ! Enfin, la série aborde des questions métaphysiques classiques : l’âme existe t-elle ? Sommes-nous libres ou déterminés ? Dieu existe t-il ? Faut-il préférer le réel à l’illusion ? Game of Thrones est donc bel et bien un objet philosophique.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur cette série ? Votre travail était-il un moyen d’en révéler les ressorts intellectuels ou de vulgariser la philosophie grâce à cet objet de consommation de masse ?

Ce sont mes élèves qui m’ont fait connaître la série. Leur enthousiasme était tel que je me devais de découvrir ce qui les intéressait tant : j’ai donc regardé la série pour eux et c’est pour eux, aussi, que j’ai eu envie d’écrire à son sujet. Je tâche d’une part de montrer que regarder Game of Thrones, ce n’est pas s’adonner à un divertissement inconsistant mais que cela peut s’avérer un tremplin vers la réflexion philosophique.
D’autre part, je cherche à démontrer que la philosophie n’est pas, par définition, une science destinée à quelques intellectuels coupés du réel, enfermés dans leur tour d’ivoire, se préoccupant de sujets inintéressants et s’exprimant dans un langage tellement abstrait qu’il en devient inaudible pour le commun des mortels. Au contraire, la philosophie nous aide à penser notre réel. Mon travail consiste à partir de ce que les gens aiment pour les emmener à penser ou plutôt, pour leur montrer, qu’en aimant ces objets-là, ils font déjà de la philosophie sans le savoir.

Comment expliquez-vous que depuis quelques années, beaucoup de produits de la pop culture fassent le support de travaux universitaires ?

Pour commencer, je crois tout simplement que les universitaires aiment ces objets de la culture pop. C’est mon cas ! J’ai été une lectrice passionnée de la saga Harry Potteravant que d’en faire un livre Harry Potter à l’école de la philosophie. De même avec Game of Thrones ! Par ailleurs, la recherche peut-elle ignorer les objets qui constituent des référents fondamentaux de notre culture actuelle ? C’est une nécessité que de penser notre monde et ce qui le constitue. Enfin, plus profondément, je pense que les universitaires ont découvert l’extraordinaire pouvoir pédagogique de ces objets. Game of Thrones, Harry Potter, les chansons, les blockbusters offrent aux enseignants des passerelles formidables, des tremplins pour conduire leurs étudiants vers un savoir théorique qui ne les attire pas toujours à lui seul. Les enseignants se rappellent que l’enseignement n’est pas l’ennemi du plaisir, au contraire ! On retrouve l’idée qu’il faut docere et placere (“enseigner et plaire”).

Vous écrivez au début de votre livre, qu’il n’y a plus aucun moyen de connaître la suite de la série (tous les livres ont tous été publiés). En analysant la psychologie des personnages et leurs ressorts philosophiques, votre ouvrage permet-il aux fans de deviner la suite ? 

En effet, les fans attendent avec impatience le nouveau livre de George R. R. Martin, The Winds of Winter, mais ce dernier a annoncé début janvier que pour la première fois, la série sera en avance sur les livres. Le suspense est donc intégral ! Jon Snow est-il réellement mort ? Qu’arrivera t-il à Daenerys ? Comment réagira Cersei à son humiliation ? Mon livre ne donne pas la réponse. D’abord, parce que je n’ai pas le pouvoir de lire dans l’esprit de George R. R. Martin. Ensuite, parce que, si je l’avais, spoiler la fin serait un crime !

Par contre, mon livre met en demeure les plus grands spécialistes de philosophie morale et politique d’analyser les chances de chacun. Je reprends les cinq dernières saisons à leurs côtés et un peu comme dans un épisode des Experts, on cherche non le criminel mais celui qui aura le plus de chances à leurs yeux. On découvre qui serait le favori de Machiavel ou de Hobbes et qui, à l’inverse, serait à leurs yeux disqualifié.

Comment expliquez-vous que la violence soit aussi présente dans Game of Thrones ? Pourquoi les meurtres sont-ils aussi imprévisibles ?

Le présupposé fondamental de Game of Thrones est un présupposé hobbesien. Si nous prenions un homme tout juste sorti de terre, “comme un potiron”, cet homme serait-il, demande Hobbes, animé par une bonté innée ou par une sauvagerie intuitive ? S’il n’y avait aucune loi pour régir nos actions, manifesteraient-elles notre bonté ou notre méchanceté ? La réponse de Hobbes est sans appel : la nature humaine est fondamentalement marquée par la violence. “L’homme est un loup pour l’homme.” C’est la thèse de notre série.

Le Limier l’apprend à Sansa : “Stannis est un tueur, Joffrey est un tueur, ton père est un tueur. Le monde est façonné par des tueurs. Tu ne seras à l’abri nulle part.” Jorah Mormont fait le même constat devant une Daenerys Targaryen écœurée : “Il y a une bête dans chaque homme.” Pour ce qui est de l’imprévisibilité des meurtres, qui sont par ailleurs si nombreux, on pourrait dire que la saga semble vouloir nous rappeler l’absolue précarité de nos existences qui peuvent s’achever avant même que nous ayons pu accomplir ce que nous aurions souhaité réaliser. Le “Valar Morghulis” qui traverse la saga nous invite à méditer la mort. Si comme l’écrit Montaigne “philosopher, c’est apprendre à mourir”, regarder Game of Thrones, n’est-ce pas effectuer cette philosophique méditation de la mort tant nous sommes confrontés à la perte de nos personnages les plus chers ? C’est aussi une leçon qui nous invite à vivre sans tarder.

Petyr Baelish nous l’apprend : “People die at their dinner tables. They die in their beds. They die squatting over their chamber pots. Everybody dies sooner or later. Don’t worry about your death. Worry about your life. Take charge of your life for as long as it lasts “. Game of Thrones nous rappelle qu’il est urgent de vivre !

En traitant de sujets de société tels que l’homosexualité ou la prostitution, Game of Thrones est-elle selon vous une série contemporaine ?

La série de HBO pose des questions politiques (quelles sont les vertus d’un souverain ?) ou morale (quels principes doivent guider notre action ?). Mais elle aborde également des questions d’éthique appliquée. Ainsi, alors même qu’elle est située dans un temps ancien, elle nous conduit à des questions éthiques très contemporaines. Le spectateur est amené à réfléchir à son insu aux débats qui agitent son propre temps. Que faut-il penser de l’euthanasie, par exemple ? Ou du suicide ? Puisque “tous les hommes doivent mourir” (valar morghulis), est-on libre de choisir sa mort ? Peut-on par ailleurs user librement de son corps ? La prostitution est-elle moralement acceptable ? Et, puisque l’on ne choisit pas qui l’on aime, comme le dit Jaime, certaines formes de sexualité sont-elles moralement condamnables ?

George R. R. Martin a confié s’être beaucoup inspiré de Machiavel. Quels sont selon vous les philosophes qui ont le plus influencé l’écriture de cette série ? 

Le questionnement moral qui traverse la saga fait surgir tour à tour les thèses de Kant (dont Ned semble le représentant en chef) comme celles de Bentham (incarné dans de nombreux choix de Tywin Lannister). Pour la dimension politique, comment ne pas voir que le Léviathan de Hobbes règne en maître à Westeros, tandis que la sagesse politique de Machiavel guide de nombreux impétrants ? Les questions de métaphysiques, elles, nous invitent à découvrir les thèses d’Epicure ou de Nietzsche, de Freud ou de Sartre, et de bien d’autres philosophes encore. Bref : c’est un véritable cours de philosophie que nous pouvons recevoir en regardant Game of Thrones ! Pourquoi donc s’en priver ?

Marianne Chaillan, Game of Thrones, une métaphysique des meurtres, Le Passeur, 2016

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