Chronique du 24 Avril 2020, dans l’émission Grand Bien Vous Fasse
Nous avons tous été émus, cette semaine, en découvrant ce reportage qui donne des visages et des voix à ces résidents en EHPAD.
Qui malgré le dévouement des soignants, pour certains ne mangent plus. Qui se laissent glisser.
Ils veulent voir leurs proches en chair et en os et pas seulement sur l’écran d’un téléphone.
Ils veulent les embrasser.
Nous sommes nombreux à être ainsi séparés des gens que l’on aime.
Bien sûr, nous avons leur voix, grâce au téléphone.
Nous avons parfois même l’image.
Et pourtant, quelque chose nous fait irrémédiablement défaut.
Le philosophe Spinoza écrit que « nul ne sait ce que peut un corps ».
Nous découvrons, je crois, ou de redécouvrons, à l’occasion de ce confinement,
justement les puissances du corps
auxquelles nul substitut ne saurait pallier
– puissance paradoxale car si nous sommes confinés, c’est aussi parce que notre corps est vulnérable.
Dans ” À la recherche du temps perdu”, Proust décrit l’ambiguïté aussi merveilleuse que douloureuse des appels téléphoniques.
Et Dieu sait si nous téléphonons en ce moment !
Bien sûr, il y a quelque chose de magique à ce qu’apparaisse près de nous, en si peu d’instants, l’être à qui nous voulions parler.
Et qui, tout en demeurant chez lui, sous un ciel parfois différent du nôtre, se trouve transporté près de notre oreille.
Néanmoins, il y a quelque chose de décevant, au sein même de ce rapprochement si doux.
La présence réelle des voix ne parvient pas à dissimuler notre séparation effective.
Nulle étreinte possible.
Ces voix sont des fantômes impalpables.
« Nul ne sait ce que peut un corps ».
Aujourd’hui, nous nous rappelons à quel point une étreinte peut dire bien plus que des mots.
Que le corps de l’autre est au moins aussi important que sa pensée ou ses paroles.
Que, par sa seule présence, il peut apaiser,
Et puis, que dire des baisers qui permettent, comme le dit Cyrano de Bergerac, de se goûter, au bord des lèvres,
l’âme ?
L’héroïne de Racine, Andromaque, soupire en songeant à son fils :
Elle dit : « Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui ».
Le jour, pour elle, n’a pas de sens sans ce baiser.
Chacun d’entre nous pense sans doute à ceux qu’il ne peut embrasser aujourd’hui.
Comme nous les savourerons ces baisers quand ils nous seront rendus !
D’ici là, je vous envoie cher Daniel, chère Guillemette, et à vous chers auditeurs, un baiser virtuel.