Par Anaïs Bordage et Marie Telling.
En 2011, nos personnages de séries préférés s’appelaient Walter White, prof de chimie qui devient un baron de la drogue meurtrier; Nucky Thompson, politicien corrompu et gangster à temps partiel, et Don Draper, publicitaire cynique qui trompe sa femme et ment à tout son entourage…
Bref, quand Game of Thrones a débarqué à la télé, on était en plein dans le règne de l’anti-héros. Lorsque Ned Stark a été décapité à la fin de la première saison de la série, sa mort fut d’autant plus choquante qu’il était peut-être l’un des rares personnages à la télé à posséder un code moral particulièrement pur. Après lui sont venus Robb Stark, Daenerys, Jon Snow et Arya, figures héroïques qu’on voulait à tout prix voir réussir.
Mais le premier est mort de manière particulièrement cruelle, la deuxième a été corrompue par le pouvoir, et les autres obligés de prendre des décisions de plus en plus difficiles et compromettantes pour survivre. À la fin, aucun de ces héros n’a eu la conclusion triomphale à laquelle on aurait pu s’attendre. Alors que toute l’ère de la télé de prestige s’est bâtie avec l’idée que même les personnages les plus corrompus peuvent être touchants, Game of Thrones, elle, s’attache à complexifier des héros traditionnel et s’interroge: l’héroïsme pur existe-il vraiment? Peut-on accéder au pouvoir sans se perdre en chemin?
Bons contre méchants
À ses débuts, l’univers de fantasy médiévale de Game of Thrones était un véritable ovni parmi les séries d’anti-héros et les drames historiques léchés qui régnaient sur la télé de l’époque. L’anti-héros est imparfait, jureur, antisocial, malhonnête, voire violent. Mais on ne pouvait s’empêcher de l’aimer. Par opposition, Ned Stark, incarné par l’acteur alors le plus connu de Game of Thrones, apparaît tout de suite comme une figure noble et morale, un père affectueux et un homme droit qui agit uniquement par devoir. Dans ses premiers épisodes, GOT apparait comme un récit de héros, où les Stark sont très clairement les gentils et les Lannister leurs antagonistes purement mauvais –ils sont incestueux, menteurs, cruels et méprisants. À l’exception du personnage de Tyrion, un Lannister qui exprime sa sympathie pour les Stark, on a donc à ce moment-là un axe moral assez clair et tranché, chose unique sur le petit écran à cette époque.
En ce sens, la série d’HBO fait plus penser au Seigneur des Anneaux, dont l’énorme succès critique et populaire au cinéma quelques années plus tôt a ouvert la voie à l’adaptation des livres de George R. R. Martin. Game of Thrones s’inscrit évidemment dans le même univers littéraire, où la figure héroïque prévaut: celui de la fantasy. Une tradition dont George R. R. Martin est l’héritier assumé, mais qu’il prend aussi soin de déconstruire, notamment dans son traitement de l’héroïsme. «Le Seigneur des anneaux appartient à ce qu’on appelle la “high fantasy”, parce que c’est très épique, c’est le destin du monde qui est en jeu», explique Charles Cox, professeur au département de littérature de l’American University. «La “high fantasy” s’intéresse à la noblesse et la notion d’élu. Elle a aussi tendance à être très claire moralement: il y a les bons et les méchants et on sait qui ils sont. Traditionnellement, ce sous-genre met vraiment l’accent sur l’héroïsme, qu’il soit fondé sur un code moral ou sur des actes.»
On retrouve tous ces éléments dans Game of Thrones. Les enjeux sont on ne peut plus élevés: avec la menace des Marcheurs blancs, c’est toute la survie de l’humanité qui est en jeu. Il est aussi question d’élu·e, à travers la figure du prince qui fut promis (aka Azor Ahai), dont l’identité est débattue aussi bien dans les livres que dans la série.
Jon Snow est peut-être l’incarnation la plus évidente d’un personnage de high fantasy dans Game of Thrones. Ses origines mystérieuses, son droit à la couronne, ses exploits sur le champ de bataille, son appartenance à un ordre nordique et austère chargé de défendre le royaume des hommes… Tout cela évoque très clairement le personnage d’Aragorn dans l’épopée de Tolkien, l’héritier caché du trône du Gondor qui appartient aux Dúnedain du Nord, les défenseurs solitaires des frontières de l’Eriador. Ajoutez à cela la résurrection de Jon et vous obtenez le héros prophétique classique d’un récit de high fantasy, celui qui devrait, traditionnellement, finir sur le trône à la fin. Sauf que Westeros n’est pas la Terre du Milieu et qu’à la fin de Game of Thrones, même les héros les plus traditionnels finissent trahis ou corrompus dans la guerre pour le pouvoir.
Une réalité politique et une morale complexes
On aurait dû s’en douter: la saga nous l’annonce dès le début avec la mort de Ned. Parangon de vertu, le patriarche est la boussole morale de Game of Thrones, si honorable que tous les personnages de la série lui sont comparés ou font référence à son honneur au cours des huit saisons. Si son exécution a autant choqué les fans, c’est parce qu’il avait tout du héros traditionnel de l’histoire.
C’est là où George R. R. Martin s’éloigne de la tradition tolkieniste qui l’a pourtant tant inspiré. Loin des conflits épiques entre le bien et le mal, l’auteur de Game of Thrones inscrit son histoire dans une réalité politique complexe, où les bons ne gagnent pas toujours et les méchants sont souvent bien plus intéressants que les héros. En cela, il puise dans un autre sous-genre littéraire: la low fantasy.
«Ce sous-genre s’intéresse moins aux figures de héros traditionnelles, aux élus, aux rois et reines prophétisés, et plus aux gens ordinaires, aux soldats, aux criminels», explique Charles Cox. «Dans la “low fantasy”, la moralité a tendance à être plus ambigüe. On y retrouve plus d’anti-héros, dont les motivations ne sont pas toujours pures mais qui peuvent aussi faire de bonnes actions.»
Une complexité morale qui s’exprime indubitablement dans Game of Thrones, où Jaime Lannister, un homme qui a poussé un enfant d’une fenêtre au tout début du récit, est devenu, au fil de l’histoire, un héros adoré par les fans pour son arc rédempteur. Dans un entretien avec le magazine Rolling Stone en 2014, George R. R. Martin parlait de son intérêt pour un personnage à la trajectoire morale aussi compliquée que celle de Jaime: «Ce que je voulais explorer avec Jaime, et avec beaucoup d’autres personnages, c’est toute la question de la rédemption. Qui peut racheter ses erreurs? La rédemption est-elle même possible? Je n’ai pas de réponse. Mais quand pardonne-t-on? On retrouve ce débat partout dans nos sociétés.»
Ces questionnements très modernes sur la moralité, transposés dans un univers fantastique, sont l’un des éléments les plus captivants de Game of Thrones. Comme l’explique Marianne Chaillan, philosophe et autrice de Game of Thrones, une métaphysique des meurtres, «la richesse de la saga tient moins au fait de présenter des figures héroïques au code moral inflexible que de présenter divers codes moraux philosophiquement justifiés. Cela donne à la série un air de dissertation philosophique géante dans laquelle les luttes entre personnages sont aussi des luttes entre des visions de la morale».
Plutôt qu’un affrontement entre le bien et le mal, on assiste ainsi à l’évolution de personnages à plusieurs niveaux de l’échelle de la moralité. «Ce qui fait le succès des livres et de la série, c’est qu’ils allient l’héroïsme traditionnel, le récit épique de fantasy, à une moralité plus complexe et réaliste, affirme ainsi Charles Cox. Il n’y a pas un personnage qui soit 100% bon ou 100% mauvais.»
Réussir à être juste
Toute cette idée peut être résumée par une métaphore filée développée par la série: celle de la justice et plus précisément de la manière dont les personnages mènent des exécutions. La première scène de Ned (comme sa dernière) nous montre une décapitation et établit le code de l’honneur du personnage. Quand le gouverneur du Nord est chargé d’exécuter un déserteur, il s’attelle à sa tâche sans plaisir, ni dégoût: il agit seulement par devoir. Il délivre à l’occasion son fameux précepte: «L’homme qui a prononcé la sentence doit manier l’épée», une devise dont l’écho retentira dans tout le reste de la série.
Plusieurs personnages vont se retrouver face au même devoir, celui d’exécuter un homme: Robb, Théon, Jon Snow, et Daenerys. Chacun d’eux représente une variation du code de Ned, un peu comme une «échelle Ned Stark de l’honneur». Sauf qu’au final, aucun d’entre eux, pas même l’original, ne réussira véritablement à être juste. L’homme que Ned décapite a déserté mais il l’avait fait pour une raison compréhensible: son traumatisme après avoir croisé des Marcheurs blancs.
Lorsque Robb exécute lord Karstark, il se laisse submerger par l’émotion et se met à dos certains de ses hommes, ce qui mènera aux fameuses Noces Pourpres. Théon, qui trahit les Stark dans la saison 2, est tellement dépourvu d’honneur qu’il ne parvient pas à exécuter correctement Ser Rodrik et réduit son visage en bouillie, apparaissant alors comme une figure pathétique et inexpiable. Daenerys laisse quelqu’un d’autre mener l’exécution de Mossador à sa place; une illustration de son incapacité à endosser les responsabilités d’une vraie reine. Après avoir exécuté ceux qui l’avaient trahi et tué, Jon démissionne de la Garde de nuit, estimant qu’il n’a pas été un assez bon leader. Tout en bas de l’échelle des exécutions, on retrouve Joffrey, qui revient sur sa promesse de ne pas exécuter Ned et lui fait couper la tête par simple cruauté.
Des humains avant tout
Game of Thrones montre ainsi les limites d’un code de l’honneur manichéen face à une réalité complexe et explore les défaillances de l’héroïsme traditionnel. Ce sont justement la droiture et le sens de l’honneur de Ned qui vont mener à sa perte. Car dans le monde cynique et corrompu de Port-Réal, sa noblesse passe surtout pour de la naïveté. Dans la plupart des récits épiques traditionnels, les valeurs du patriarche auraient été récompensées, tout comme celles de Jon. «C’est pour ça que la vision de George R. R. Martin est si importante, affirme Charles Cox. «C’est révolutionnaire dans le genre de la high-fantasy de voir des personnages avec un tel code de l’honneur échouer. Dans les récits plus traditionnels, le héros peut trébucher, il peut avoir un chemin difficile mais il arrivera à ses fins. Ce n’est plus le cas ici.»
Mais Game of Thrones va plus loin, parce qu’en plus de faire subir la cruauté d’un monde cynique à ses héros, le récit souligne aussi l’hypocrisie et la rigidité de leur code moral. Lorsque Jaime explique les circonstances de l’assassinat du Roi Fou et le fait qu’il l’a tué pour sauver la ville de Port-Réal de la destruction, Brienne (peut-être le personnage le plus honorable de l’histoire) demande au Lannister pourquoi il n’a pas expliqué la situation à Ned Stark. Jaime ironise: «Vous pensez que l’honorable Ned Stark avait envie d’entendre ma version des faits? Il m’a jugé coupable à la seconde où il a posé les yeux sur moi.» Car Game of Thrones nous le montre, Ned est un être humain avant d’être un héros, avec tous les préjugés et les défaillances que cela implique.
Cette déconstruction de l’héroïsme traditionnel est particulièrement reflétée dans l’évolution du regard de Sansa Stark, qui représente un peu tous les fans de récits épiques . Ceux qui idéalisant l’héroïsme et ont droit au fil du récit à un réveil des plus brutaux. Au début de la saga, la jeune Stark est obsédée par la figure héroïque et courtoise du chevalier. Dans toute sa naïveté, elle croit d’abord lire en Joffrey avant de découvrir son vrai visage.
Paradoxalement, Sansa découvrira que ses vrais protecteurs et héros ne ressemblent en rien à l’image chevaleresque qu’elle s’était construite. «Elle croit voir un héros en Joffrey mais il s’avère être monstrueux, et ceux qu’elle percevait comme des monstres sont au final ceux qui font preuve de plus de douceur à son égard, comme Sandor Clegane et Tyrion, qui se comportent comme de vrais chevaliers», analyse Ashley Thomas, de la Signum University. Sansa finira d’ailleurs par être protégée par une autre figure héroïque peu conventionnelle, celle de Brienne de Torth –les femmes incarnent rarement l’héroïsme dans des récits épiques traditionnels.
Héros corrompus
Mais l’illustration la plus frappante de la corruption de l’héroïsme dans Game of Thrones est évidemment le couple au cœur de ses dernières saisons: Daenerys et Jon. De héros à figures brisées, les deux amants ont connu une fin qu’on ne leur aurait jamais prédite. Présentée dès le début comme une outsider, à des milliers de kilomètres du pouvoir, Daenerys semblait être une des meilleures prétendantes au trône de fer. Une femme, victime d’abus, sans cesse sous-estimée et surnommée «briseuse de chaînes», qu’on a vue au fil des saisons se réapproprier son histoire et s’emparer d’un pouvoir toujours plus grand, à chaque fois au nom du bien.
Dans un arc narratif pas toujours réussi, son ambition s’est finalement transformée en obsession. Et alors qu’elle était sur le point d’enfin accéder au pouvoir, Daenerys a commis un acte génocidaire irréparable, devenant en quelques secondes à la fois la nouvelle reine et la nouvelle méchante de l’histoire.
Jon, quant à lui, est celui qui a dû tuer Daenerys, la femme qu’il aimait et à qui il avait déclaré sa loyauté. Une décision très ambivalente, métaphore de la difficulté de concilier un code de l’honneur manichéen et une réalité beaucoup plus subtile. Lui, qui avait pu s’en remettre jusqu’alors aux enseignements moraux de Ned, se retrouve démuni face à une situation à laquelle il n’y a pas de réponse claire.
Comme l’explique Marianne Chaillan, «Jon lui-même va renoncer à ses principes en devenant le Régicide. Selon son système moral, […] il n’aurait pas dû tuer Daenerys. […] D’ailleurs, après son acte, il le dit: “Cela ne paraît pas juste”. Il s’est perdu sur le plan moral. Il a échoué.» En commettant l’irréparable, Jon passe ainsi de héros traditionnel à figure ambigüe qui doit vivre avec les conséquences tragiques de sa décision. Si bien qu’à la fin de la série, le destin de Jon n’évoque plus celui d’Aragorn, roi héroïque du Gondor, mais plutôt celui de Frodon, l’outsider brisé et traumatisé par son épopée, qui quitte la Terre du Milieu pour vivre la fin de ses jours loin du tumulte du monde des hommes.
«George R.R Martin livre un constat pessimiste sur la question politique. Aucun homme ne peut désirer ou exercer le pouvoir sans se perdre, analyse Marianne Chaillan. De même que Tolkien nous apprend que les hommes ne peuvent porter l’anneau, Martin nous enseigne qu’ils ne peuvent (bien) gouverner.» L’élément corrupteur dans Game of Thrones, comme dans Le Seigneur des Anneaux, est le pouvoir, représenté dans le premier par le Trône de Fer, dans le second par l’Anneau de Sauron.
Tous les deux fascinent et attirent les personnages et tous les deux finissent détruits dans les flammes. Mais là où l’œuvre de Tolkien célèbre la pureté héroïque d’Aragorn en faisant de lui le roi, la série d’HBO, elle, donne le pouvoir à Bran, qui est caractérisé non pas par son héroïsme ou son sens de l’honneur, mais par son absence d’émotion et de vulnérabilité. Et qui, comme on nous l’a beaucoup répété ces dernières saisons, n’est plus vraiment humain. Contrairement aux autres personnages, faillibles et corruptibles, le jeune Stark est une encyclopédie vivante qui se préoccupe de faits plutôt que de moralité. Car pour régner, Game of Thrones semble nous dire, mieux vaut être dénué d’humanité.