Par Anthony Audureau
Comment continuer d’intéresser les élèves à la philosophie ? Certainement pas en les privant du divertissement populaire, d’après Marianne Chaillan. Cette professeure de philosophie sort un nouveau livre, «In Pop We Trust», qui refuse d’opposer la culture classique à la «pop culture».
Nous venons de relancer un confinement en pleine année scolaire. Pour autant, votre livre ne conseille pas forcément aux parents de priver leurs enfants de séries, de mangas et autres films de pop-culture. Pourquoi, selon vous, ne faut-il pas opposer la culture «classique» et la culture populaire ?
D’abord, ce serait triste d’interdire à nos jeunes des divertissements qui pourraient les aider à traverser cette période très anxiogène. Nous avons tous besoin d’évasion, adultes y compris, et les divertissements sous la forme de séries, films, musiques, livres et jeux vidéo constituent une source d’oxygène salutaire. Ensuite, l’alternative est mal posée : ce n’est pas Racine ou Netflix. Ça peut être les deux. Ce n’est pas parce qu’un objet culturel est divertissant qu’il n’est pas instructif. Au contraire : le loisir est la clé même de la transmission réussie des savoirs. On ne peut apprendre que lorsqu’on a d’abord le désir d’apprendre.
D’ailleurs je fais le pari, quand lorsque certains lecteurs auront fini «In Pop We Trust» ils auront envie d’aller lire du Sartre ou du Platon, dont ils auront rencontré ici certains concepts. Et à qui devront-ils cette curiosité ? À un austère et méprisant savant ? Non, au Joker ou à Scarlett Johansson dans «Lucy». Vous comprenez : ce n’est pas Phèdre ou «Matrix». C’est Phèdre avec et grâce à «Matrix». Je refuse qu’on méprise la culture dite populaire et j’affirme, moi, qu’elle pense, dans son langage, avec ses propres codes, certaines questions qui traversent les grands textes classiques. Vous savez, même le grand Platon racontait des mythes pour mieux nous présenter les concepts. Les histoires ne sont donc pas des ennemies du concept, au contraire, elles nous y donnent un accès plus immédiat.
Que ce soit clair pour nos lecteurs, vous ne dites pas non plus que la «culture classique» est totalement remplaçable par ce que l’on appelle la pop culture ?
En effet, je n’en suis pas moins une inconditionnelle de Racine. Ses vers ont accompagné de nombreux moments décisifs de ma vie. On ne m’entendra jamais dire que Racine est un auteur périmé. Je crois même que le lire ouvre à la vie et que l’on n’aime plus de la même façon après avoir lu : «Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.» Je suis convaincue que l’on vit plus intensément quand on peut nommer ses émotions dans les mots de Racine et, par exemple, dire adieu à quelqu’un sur un quai de gare ou dans un aéroport en lui murmurant à l’oreille : «que le jour recommence et que le jour finisse.»
Ce serait vrai, aussi, de Rimbaud, de Lamartine ou de Hugo. Certains livres considérés comme des classiques ont littéralement changé ma vie : de Camus à Dostoïevski en passant par Albert Cohen. Mais on ne m’entendra jamais opposer Phèdre à «Game of Thrones», et surtout pas pour dénigrer le second.
Dans ce contexte, si vous deviez conseiller quelques séries à regarder pour des jeunes confinés, quelles seraient-elles ?
Dans mon livre «In Pop We Trust», je montre comment on peut se demander si la fin justifie les moyens avec «La Casa de Papel», dont le Professeur nous donne une leçon de philosophie morale. Je consacre aussi un chapitre aux «méchants» en observant Heisenberg, ce prof de chimie de la série «Breaking Bad», je pose cette question classique de la philosophie : peut-on vouloir le mal ? La série «The Good Place» me permet de me demander, dans un autre chapitre, si satisfaire ses désirs est véritablement la clé du bonheur. Et avec la série culte «Friends», je m’interroge : exister, est-ce seulement vivre ?
Votre appel n’est pas que pour les étudiants, mais aussi pour les professeurs de philosophie, qui pourraient intéresser plus facilement grâce à cette pop culture ?
Je suis persuadée que l’immense majorité de mes collègues pratiquent ce recours à la culture pop. C’est un outil pédagogique nécessaire pour captiver un auditoire qui n’est pas conquis à l’avance, ou pire, qui se demande ce que des philosophes morts depuis des siècles, pour la plupart, auraient bien à leur apprendre sur leur vie quotidienne. Alors il faut partir de ce qui fait la vie de nos élèves pour leur montrer que la philosophie n’est pas une discipline austère et coupée du réel.
Plus que jamais en ces temps difficiles, la philosophie doit renouer avec ses origines. À sa naissance, elle était un art de vivre, une thérapie même qui souhaitait offrir à ceux qui la pratiquaient le moyen de savoir comment s’y prendre pour vivre, et souffrir le moins possible. Il ne s’agissait pas d’un jargon conceptuel réservé à une élite. Ouvrez un livre de Sénèque et vous serez surpris : pas de jargon, mais une langue claire et directe délivrant des conseils pour supporter les événements de la vie.
Puisqu’on ne peut pas regarder de séries en entier en classe, faute de temps, est-ce que vous auriez deux ou trois scènes de films à conseiller à des professeurs en fonction pour illustrer des idées du programme de philo ?
Dans la série «The Good Place», qui met en scène des personnages se trouvant au paradis après leur décès, Chidi, un professeur de philosophie, doit vivre une expérience de pensée bien connue : le dilemme du tramway. Il s’agit de savoir si on est moralement autorisé à dévier un tramway qui s’apprête à écraser 4 personnes sur une voie où il n’en écrasera qu’une seule.
Certains philosophes soutiennent qu’est morale l’action qui privilégie le bonheur du plus grand nombre de personnes et à ce titre disent qu’il est moral de dévier le tramway. On les appelle conséquentialistes. D’autres, à l’inverse, défendent qu’il est immoral de tuer quelqu’un quelles que soient les conséquences. On appelle cette doctrine le déontologisme. Chidi fait de la philosophie appliquée en étant sommé de choisir. Et nous spectateurs, on fait de la philosophie sans le savoir.