Selon cette enseignante en philosophie, «Game of Thrones», «Harry Potter» ou Jean-Jacques Goldman sont autant de moyens pour dialoguer avec Hobbes, Hume ou Platon.
Marianne Chaillan enseigne la philosophie et l’éthique appliquée à Aix-Marseille. Pour cette adepte de la pop philosophie, le divertissement est aussi une occasion de cultiver son âme.
Se divertir, c’est d’abord une pratique d’esquive, un moyen de se détourner d’une réalité déplaisante ?
Au sens pascalien, le divertissement désigne effectivement une activité d’esquive. Il ne s’agit pas de s’amuser mais de se détourner d’une réalité oppressante. Toute activité est alors prise dans le divertissement, non pas seulement celles qui sont divertissantes, au sens commun du terme, mais aussi des activités plus sérieuses en apparence, comme la rédaction d’un article dans Libération ! Pendant que je réponds à vos questions, je ne pense pas à la maladie ou à la mort. Pascal, dans les Pensées, nous rappelle que «le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais». Voilà une pensée qui n’est pas faite pour nous réjouir. Pire, elle nous angoisserait plutôt. Aussi, faut-il tâcher de n’y point songer. Comment ? En se divertissant.
Est-il possible, malgré tout, de développer une pensée positive du divertissement ?
C’est ce à quoi s’attache la pop philosophie. Chez les Grecs, le «loisir» – scholè, qui a tout de même donné le mot «école»… – désigne l’activité consacrée à la culture de l’âme, l’étude. Nous aurions tendance à appeler ça du «travail», un Grec appellerait ça du «loisir». C’est que notre monde contemporain a totalement renversé le sens de ce mot, puisque le loisir désigne désormais le temps des vacances, dédié aux jeux et aux divertissements. Quel lycéen validerait l’idée que le temps passé sur les bancs de l’école peut être qualifié de «loisir» ? Justement, la pop philosophie, telle que je la conçois et la pratique du moins, essaie de réconcilier ces deux sens du mot loisir en montrant qu’au cœur même de nos pratiques de divertissement, on trouve des occasions inattendues de cultiver son âme.
La pop philosophie tenterait alors de promouvoir un bon usage du divertissement ?
La pop philosophie vise à montrer que la philosophie n’est pas seulement réservée à quelques intellectuels enfermés dans leur tour d’ivoire, s’exprimant dans un langage inaudible pour le commun des mortels. Elle vise, en outre, à promouvoir la culture populaire et à montrer que cette dernière pense, dans son langage, avec ses propres codes, certaines questions qui traversent les grands textes classiques. Or, cette culture populaire est souvent considérée comme une sous-culture.
Par la musique, notamment, vous proposez une manière de s’instruire, en plus de se divertir ?
Oui, le plaisir n’est pas l’ennemi de l’instruction ! Pourquoi l’enseignement, pour prétendre à la rigueur, devrait-il être austère ? On peut s’instruire tout en se divertissant : docere et placere. J’ajouterai même – c’est le professeur de lycée qui parle – qu’on ne peut instruire que lorsqu’on a d’abord mis en mouvement le désir d’apprendre. On peut ensuite conduire des étudiants ou des lecteurs à la compréhension la plus rigoureuse, à l’effort intellectuel le plus exigeant pour autant que l’on a d’abord saisi et éveillé leur curiosité. Je me suis ainsi aperçue que les chansons s’offraient comme des passerelles vers la philosophie en classe. Mes élèves étaient hermétiques à un texte de David Hume. C’est en récitant les paroles d’une chanson écrite par Goldman que j’ai capté leur attention. Le texte était simple, connu de tous, et les interpellait. Les faire rire, aller les chercher sur un terrain extérieur s’est révélé le meilleur moyen de les conduire jusqu’au texte de Hume. Après cette expérience, j’ai écrit la Playlist des philosophes (1) dans lequel j’imagine que les philosophes ont connu l’ère des MP3 et des iPod et qu’ils ont composé la playlist de leurs titres préférés. On s’initie à Heidegger en écoutant Souchon ou à Schopenhauer en chantant du Stromae !
C’est aussi valable à travers d’autres objets de la culture pop ?
De la même manière, certaines sagas littéraires et cinématographiques au succès planétaire se révèlent être de formidables passerelles vers la philosophie. Mon premier livre, Harry Potter à l’école de la philosophie (2), propose ainsi d’emmener les lecteurs à Poudlard, la prestigieuse école de sorcellerie inventée par J. K. Rowling pour y suivre non pas seulement des cours de défense contre les forces du mal, mais aussi des cours de philosophie. On découvre Platon ou les stoïciens avec Harry Potter. De même avec les séries télévisées : dans Game of Thrones, une métaphysique des meurtres (3), j’imagine une soirée télé en compagnie des plus grands experts de philosophie morale et politique pour déchiffrer les clés de la saga de George R. R. Martin. Qui, selon Kant, mériterait de régner ? Qui faut-il soutenir, selon Hobbes ou Machiavel ? En attendant la 6e saison, je propose aux fans de la saga de voyager au royaume des Sept Couronnes en compagnie des philosophes. Mon pari : démontrer que regarder Game of Thrones peut se révéler aussi instructif que divertissant.
(1) «La Playlist des philosophes», éd. Le Passeur, 2015.
(2) «Harry Potter à l’école de la philosophie», éd. Ellipses, 2013.
(3) «Game of Thrones, une métaphysique des meurtres», Le Passeur, janvier 2016.