Peut-on vraiment faire de la philo avec tout ? Même avec Jean-Jacques Goldman?

 

Dans “la Playlist des philosophes”, Marianne Chaillan utilise les standards de la variété pour raconter l’histoire des idées, dans le plus pur style “pop philosophique”. Entretien.

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A l’ère du tout-accessible, la philosophie aussi se met à la page. Plus attrayante, simplifiée à l’extrême, elle est «pop» et s’adapte à la logique du «pour les nuls» généralisée. Dans «la Playlist des philosophes», Marianne Chaillan fait des tubes de l’été autant d’introductions aux grandes pensées: Jenifer chante Nietzsche, Johnny Hallyday enseigne Rousseau et Lara Fabian introduit à Levinas.

Quand Claude François sautille en chantant, toutes paillettes sorties: «Le lundi au soleil, c’est une chose qu’on n’aura jamais», on ne parle pas de météo, mais plutôt de «Travail, salarié et capital», écrit par Karl Marx en 1847. On ne dirait pas comme ça, mais Cloclo, en préférant «l’odeur de foin», «cueillir le raisin» ou tout simplement «ne rien faire» plutôt que dépérir «derrière les barreaux» de son bureau, est en plein dans l’analyse marxiste de l’aliénation du travail, décrivant l’ouvrier malheureux qui rêve d’une vie débarrassée de toute besogne. Cloclo marxiste, Chantal Goya royaliste: l’important, avec la pop philo, c’est que ça swingue et qu’on comprenne quelque chose au passage.

Mais à vouloir paraître plus séduisante, la philosophie ne dissimule-t-elle pas tout ce qui est nécessaire pour disserter vraiment : le goût de l’effort, la rigueur, la lenteur? Réponse avec Marianne Chaillan, professeur et auteur engagée de «pop philosophie».

BibliObs. A vous lire, on a l’impression qu’allumer notre poste de radio c’est déjà philosopher. N’est-ce pas un peu exagéré?

Marianne Chaillan. Non ! Ça peut paraître surprenant, je sais, mais je crois qu’écouter de la musique, même la plus populaire, c’est déjà faire de la philosophie. J’ai laissé volontairement de côté des chanteurs à texte tels que Barbara, ou Jacques Brel, qui ne représentaient aucun défi. Mon objectif était de promouvoir la chanson la plus décriée, et qui pourtant nous accompagne toute notre vie. Elles permettent de poser simplement des problèmes philosophiques très abstraits. Ces chansons, je les vois comme les «prolégomènes à toute métaphysique future», pour reprendre le titre d’un ouvrage de Kant. Disons qu’elles préparent à la compréhension des concepts philosophiques.

Stromae et Jean-Jacques Goldman occupent une place privilégiée dans votre livre. Sont-ils des philosophes qui s’ignorent?

Peut-être qu’ils ne s’ignorent pas du tout… Stromae et Goldman sont tous deux irrigués par une conscience philosophique. Pour tout vous dire, j’ai même hésité à ne faire un livre que sur les chansons du second. Avouer qu’on aime Goldman, c’est s’attirer les moqueries des intellectuels. Cela m’agaçait tellement que j’ai eu le désir de faire un manifeste de cette musique populaire. Avant d’être un livre, «la Playlist des philosophes» était une conférence. Je me souviens du regard méprisant de certains. Une telle réaction m’afflige.

Votre ambition est-elle d’offrir une dignité à la culture populaire? 

Ma démarche est d’abord celle d’une enseignante, mais je dois reconnaître que le sujet me touche personnellement. Quand j’étais étudiante en philosophie à la Sorbonne, j’ai proposé à mes amis de m’accompagner à un concert des «Enfoirés». Personne ne savait qui ils étaient. En plus de me sentir seule, j’étais fatiguée par cette fracture, cette tour d’ivoire où s’enferme la philosophie et qui me paraît antinomique avec son projet de départ: la connaissance du réel. Deux choses m’énervent: le discours snob de la philosophie, déconnectée du réel, et celui de la culture populaire, qui a intériorisé le mépris dont elle est l’objet.

Vos cours en lycée sont-ils un laboratoire de «pop philosophie»?

Ma manière d’enseigner est extrêmement classique. Je ne parle qu’à titre récréatif d’un chanteur ou d’Harry Potter (le premier livre de Marianne Chaillan était consacré au héros de J.K. Rowling, NDLR). Parfois, quand le texte est trop compliqué, je cherche un exemple qui les aide vraiment. Ainsi, un jour où je faisais lire un texte de Hume, j’ai senti que ma classe était complètement perdue et je me suis mise à chanter: «On ne change pas», une chanson de Céline Dion écrite par Goldman. Mes élèves ont éclaté de rire, un rire qui illustrait leur surprise, mais aussi le fait que leur professeur revenait dans leur monde. Ils comprennent Goldman et ils ont compris David Hume grâce l’intervention de Goldman.

Gilles Deleuze, le père de la «pop philosophie», rêvait d’un livre qui fasse à son lecteur l’effet immédiat d’un «branchement électrique» (1). Pour vous, c’est quoi, la pop philosophie?

La question suscite de vifs débats au festival «Pop philosophie», qui se tient chaque année en octobre à Marseille. On peut tout simplement définir comme «pop philosophique» tout objet appartenant à la culture populaire et qui, au-delà de son apparente simplicité, pose et résout des questions traditionnelles de la philosophie. Ainsi, la chanson «Si j’étais né en 17 à Leidenstadt» de J.J. Goldman pose bien la question du mal et nous reformule à sa façon les thèses d’Hannah Arendt sur la «banalité du mal».

En revanche, j’ai du mal à comprendre la pop philosophie lorsqu’elle se contente de se saisir d’un objet de la culture populaire et d’en faire une analyse philosophique sans faire l’effort d’être comprise. Dans ce cas-là, l’objet n’est que prétexte pour être encore plus snob. Faire de la pop philo, ce n’est pas se faire plaisir, ce n’est pas s’encanailler. C’est une véritable épreuve d’humilité.

La pop philosophie ne répond-elle pas à une attente moderne qui voudrait que tout soit simple, accessible et sans effort?

Mes élèves s’intéressent à la philosophie, mais la temporalité actuelle se prête peu à la lecture de longs livres, qui nécessitent plusieurs heures de travail. S’assoir à une table avec un livre et un crayon, ils en sont incapables. Face à cela, faire de la pop philo devient un acte de résistance. Il faut éveiller le désir, comme dans le «Banquet» de Platon.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je suis très exigeante. La pop philo est seulement une technique pour mettre leur désir en mouvement. C’est un geste pédagogique. Beaucoup de mes élèves, une fois réveillés, se mettent à fournir des efforts.

Je pense souvent à Jacqueline de Romilly qui disait: «On ne peut pas ne pas passer par l’école de la rigueur». Au fond, la pop philo est bien plus ambitieuse qu’il n’y paraît: l’utiliser, ce n’est pas renoncer à un certain niveau d’exigence, mais au contraire permettre à un maximum d’élèves les d’y accéder. Et visiblement, ça marche: l’année dernière, trois de mes élèves ont obtenu 20/20 au bac.

Propos recueillis par Pia Duvigneau

La Playlist des philosophes
de Marianne Chaillan
Le Passeur, 308 p, 19,50 euros

(1) «Pourparlers», dans «Dialogues avec Claire Parnet», 1977.

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