Apprendre à distinguer le rêve de la réalité avec Descartes et… Peter Pan, s’initier à Nietzsche grâce à Hercule et Le Bossu de Notre-Dame. Voilà en substance l’enjeu d’un petit manuel de philosophie intitulé par son auteure, non sans raison, Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d’heureux.
La professeure de philosophie et écrivaine Marianne Chaillan le revendique sans détour : “Le divertissement n’est pas l’ennemi du sérieux. Et tant pis pour ceux qui ne le comprennent pas.” Une théorie déjà éprouvée dans ses précédentes publications – Games of Thrones, une métaphysique des meurtres ; Harry Potter à l’école de la philosophie – et appliquée cette fois à l’univers féerique des dessins animés Disney.
Pocahontas dialogue avec Montaigne
Adepte de pop philosophie, Marianne Chaillan renoue avec une des vocations premières de l’enseignement philosophique : la quête du bonheur. Mais ce savoir ancestral n’est pas la chasse gardée des Antiques. Il se distillerait, pour qui sait l’apercevoir, au cœur des chefs-d’oeuvre de notre enfance. Au programme, entre autres, Timon et Pumbaa en dignes héritiers des stoïciens, Baloo l’ours épicurien et Pocahontas dialoguant avec Montaigne.
“Et si les films d’animation de Disney possédaient cette même vertu, par une commune nature à celle que nous prêtons aux mythes de Platon, à savoir instruire tout en divertissant ?” Extrait de Ils vécurent philosophes…
Le but de cet ouvrage original est double. Il ambitionne, d’une part, de promouvoir les objets de la culture populaire, s’appropriant le précepte aristotélicien “placere et docere” (plaire et enseigner), et réciproquement de rendre la philosophie accessible au plus grand nombre. En somme, de briser la doxa selon laquelle la philo serait une discipline poussiéreuse et foncièrement abstraite quand le divertissement serait dénué de tout intérêt pédagogique.
Ils vécurent philosophes… a pour mérite premier sa capacité à vulgariser des thèses qui, de prime abord, peuvent sembler opaques. Si l’impératif catégorique kantien a laissé sur le carreau de nombreux lycéens, que Descartes a essuyé quelques bâillements, réussir à expliciter des concepts épineux grâce à Robin des Bois ou La Petite Sirène est une belle réussite en soi. Ce qui en fait un recours non négligeable pour les déçus de la Pléiade qui ont abandonné dans un coin obscur de leur bibliothèque les grands classiques de la philo.
“Aladdin ne devient véritablement heureux que lorsqu’il assume ce qu’il est devant Jasmine et ne cherche plus à lui dissimuler sa condition”
Le chapitre consacré à Aladdin propose, par exemple, une introduction intéressante aux philosophies de Pascal et Montaigne. Parce que oui, l’univers bariolé d’Agrabah peut sembler plus accueillant que l’austérité de Port-Royal où l’auteur des Penséesmena une vie ascétique marquée par le jansénisme. Et de la même manière, les pitreries du génie peuvent paraître plus séduisantes que le scepticisme du second. La philosophe analyse ainsi : “‘Chacun est bien ou mal selon qu’il s’en trouve’, écrit Montaigne. […] Aladdin ne devient véritablement heureux que lorsqu’il assume ce qu’il est devant Jasmine et ne cherche plus à lui dissimuler sa condition. En vérité, il n’avait nul besoin de génie.”
Des analogies qui virent parfois à la caricature
En revanche, le souhait d’attribuer systématiquement aux histoires mises en scène par les studios Disney une charge philosophique se révèle plus problématique. Premièrement, car les dessins animés s’y prêtent avec plus ou moins de succès. “Hakuna matata”, mantra stoïcien ? Pourquoi pas. Dans la mesure où la formule a le mérite d’éclairer le rôle thérapeutique dont se charge parfois la philosophie ; qu’elle permet, peut-être, de comprendre l’épochè, cet état de quiétude obtenu grâce à la suspension du jugement (une ascèse sûrement moins endiablée que le déhanché de Timon et Pumbaa). “‘Hakuna matata’. Que veut dire cette drôle de phrase ? Elle veut dire : pas de soucis !”, écrit Marianne Chaillan.
Mais certains rapprochements sont moins convaincants, au point de caricaturer les concepts qu’ils convoquent. “La Belle et la Bête nous vante, comme Platon, la nécessité d’une dialectique depuis le sensible vers l’intelligible”, argue Marianne Chaillan. Si Belle “voit au-delà des apparences” en s’éprenant de la Bête, pas sûr que la théorie de la connaissance platonicienne y soit pour quelque chose.
Avant la référence à Platon, ce qui frappe surtout, c’est la vision passéiste d’une ingénue en haillons dont la personnalité ne peut s’incarner qu’à travers l’image d’un prince en collants
Deuxièmement, car la morale véhiculée par les Disney reste manichéenne et a été ancrée pendant longtemps dans le schéma classique de la jeune fille se languissant du prince charmant – c’est moins le cas dans les productions plus récentes. A cet égard, la dialectique opérée dans Blanche-Neige, entre une Reine narcissique occupée à contempler sa beauté dans un miroir magique et la jeune fille qui ignore son reflet dans l’eau du puits, préférant rêver à celui qu’elle aime, est peut-être une “naissance au monde spirituel” par “l’oubli et la perte de soi en l’autre”. Mais ce qui frappe avant la référence à Platon ou Ficin, c’est surtout une vision (heureusement) passée de mode d’une ingénue en haillons dont la personnalité est tellement évanescente qu’elle ne peut s’incarner qu’à travers l’image d’un prince en collants.
Les chapitres qui usent d’un procédé dialectique pour répondre à une problématique offrent une réflexion plus féconde
Il serait bien sûr maladroit d’accuser Marianne Chaillan de vouloir réhabiliter le canevas passéiste des premiers films Disney qui sont, de Blanche-Neige à La Belle au bois dormant, adaptés des contes des frères Grimm ou de Perrault. Cependant, la morale un rien univoque de ces récits explique en partie pourquoi la pensée des philosophes se change elle-même en dogmes et injonctions du type “pourtant la mort est invincible. […] Voulant la surmonter, Mère Gothel [dans Raiponce] engage une vaine lutte dont le seul succès sera le suivant : elle y perdra l’authenticité de sa vie. Telle est la leçon qu’elle aurait pu lire dans Etre et Temps de Heidegger.”
A l’inverse, les chapitres – à l’instar de celui dédié à Robin des Bois – qui usent d’un procédé dialectique pour répondre à une problématique, en l’occurrence “Est-il moral de voler par nécessité?”, offrent une réflexion plus féconde. L’impératif catégorique kantien et l’utilitarisme de Bentham s’éclairent mutuellement en renouant avec l’intérêt originel de la pop philosophie : toucher un public non spécialisé.
Foucault, le tapis volant et l’hétérotopie
Car ce n’est pas une analyse exhaustive ou historique des contes Disney que réalise Marianne Chaillan. Sinon, pourquoi avoir recours à Montaigne ou Pascal pour étudier Aladdin quand on sait que le conte est inspiré de la mythologie perse qui contient sa propre sagesse ? Michel Foucault trouva d’ailleurs dans le tapis volant matière pour son concept d’“hétérotopie”. Il s’agit plutôt de la réconciliation entre deux objets distincts : la pop culture et une vieille discipline universitaire. Une rencontre qui permet d’introduire, par des événements appréhendables et des références connues de tous, certains des plus illustres noms de la philosophie.
Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d’heureux, éditions des Equateurs, 224 p., 13,50 €