Comprendre Kant, Spinoza & Co en regardant “Game of Thrones”

Alors que la dernière saison de la série démarre ce dimanche 16 juillet, Marianne Chaillan s’intéresse à sa portée philosophique.

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Qui montera enfin sur le Trône? Les Marcheurs blancs vont-ils finir par tuer tout le monde? Arya Stark reverra-t-elle sa soeur Sansa? Toutes ces questions trouveront enfin leur dénouement avec la septième et dernière saison de «Game of Thrones», diffusée à partir de ce dimanche 16 juillet sur HBO, et simultanément en France sur OCS City.

Dans «Game of Thrones, une métaphysique des meurtres» (Le Passeur), Marianne Chaillan, professeur de philosophie au lycée et chargée de cours en éthique appliquée à Aix-Marseille Université, s’est penchée sur les enjeux soulevés par la série, véritable «laboratoire de philosophie morale et politique appliquée». L’occasion de découvrir si c’est Kant ou Spinoza qui guident les actes de Jon Snow ou Daenerys Targaryen. Interview.

BibliObs. Comment vous est venue l’idée de lier «Game of Thrones» et philosophie?

Marianne Chaillan. J’ai découvert la série grâce à mes élèves et mes étudiants. J’aime connaître les objets culturels qui sont les leurs pour pouvoir m’en servir comme tremplins dans mon enseignement. Et «Game of Thrones», c’était LA série dont ils parlaient sans arrêt. Je me devais donc de la découvrir! Dès le premier épisode, j’ai été saisie par les passerelles évidentes qui s’offraient entre cette dernière et le cours d’éthique appliquée que je dispensais alors. «Game of Thrones», ce n’était pas simplement une série au succès planétaire, c’était aussi un réel objet pop philosophique. J’avais déjà analysé la saga «Harry Potter» dans mon premier ouvrage («Harry Potter à l’école de la philosophie») et les chansons de variété dans le second («La Playlist des philosophes»), je me suis donc tournée vers ce nouvel objet.

Quelle est votre conception de la pop philosophie?

La pop philosophie vise à montrer que la philosophie n’est pas seulement réservée à quelques intellectuels enfermés dans leur tour d’ivoire, s’exprimant dans un langage inaudible pour le commun des mortels. Elle vise, en outre, à promouvoir la culture populaire et à montrer que cette dernière pense, dans son langage, avec ses propres codes, certaines questions qui traversent les grands textes classiques. Or, cette culture populaire est souvent considérée comme une sous-culture. Je pars donc de ce que les gens aiment pour les emmener à penser ou plutôt, pour leur montrer, qu’en aimant ces objets-là, ils font déjà de la philosophie sans le savoir.

Vous écrivez que le générique de «Game of Thrones» représente l’essence de la saga. Pouvez-vous préciser en quel sens?

Que nous montre le générique? Inspiré de l’horlogerie et des machines de Léonard de Vinci, nous pouvons y observer l’édification de forteresses diverses en plusieurs lieux à la manière d’un jeu de construction. Les châteaux sortent de terre comme des Meccano, des machines, dont nous voyons les rouages apparents.

Ce générique est parfaitement programmatique. Il dévoile l’essence même de la saga qui, plutôt que de rire ou de déplorer le chaos des affaires humaines comme le font certaines autres séries télés, proposant dès lors des visions de la nature humaine utopiques ou caricaturales, va s’employer à voir par-delà le chaos des affaires humaines la rationalité à l’œuvre de façon souterraine. Dans cette série, il va s’agir d’exhiber les rouages des sociétés humaines. Rouages des affects, rouages des actions morales, rouages des actions politiques… «Game of Thrones» va nous en dévoiler l’implacable rigueur.

En quoi la question morale traverse toute la série?

La série interroge en effet les principes qui doivent guider une action qui se veut morale. Mais elle n’est pas dogmatique. Elle expose plusieurs façons de concevoir la morale. Par exemple, nous avons l’incarnation d’une morale d’inspiration kantienne à travers le personnage de Ned Stark (qui est revenu, à travers des flashbacks, dans la saison 6). Dans le cadre de cette morale, c’est la maxime qui guide notre action qui signe ou non sa valeur morale. Pour un kantien, le meurtre est moralement injustifiable et ceci, quelles que soient les circonstances. Tuer le Roi Fou est un meurtre dont on ne peut en aucune manière se glorifier.

Mais dans la série, nous trouvons aussi l’expression d’une morale conséquentialiste à travers le personnage de Tywin Lannister. Il se justifie ainsi devant son fils Tyrion d’avoir tué les Stark lors des Noces Pourpres, au mépris des lois de l’hospitalité, en invoquant le fait que la mort de ces quelques personnes sauve la vie de dizaines de milliers de soldats sur les champs de bataille. Il évalue la valeur morale de l’action à ses conséquences. Puisque son action promeut le bonheur d’un plus grand nombre de personnes, elle n’est pas simplement utile, elle est morale.

Enfin, nous voyons des personnages inspirés par l’éthique minimale de Ruwen Ogien comme le personnage d’Oberyn Martell. Pour lui, le champ de la morale se limite à celui de notre rapport à autrui. Tout ce qui n’engage que nous (ou un autre adulte consentant) est exclu du domaine de la morale et ne saurait faire l’objet d’un jugement moral. Par exemple, les relations homosexuelles (entre Loras et Renly par exemple), l’amour incestueux entre Jaime et Cersei (à l’inverse des filles de Craster), la prostitution librement consentie de Ros (à l’inverse des jeunes filles de Braavos), le choix de mourir dans la dignité (comme Maester Luwin) ne doivent pas être blâmées. Il n’y a pas de crime sans victimes et le consentement annule le tort, si tort il y a.

Qu’en est-il des qualités morales hors normes de Daenerys Targaryen, la «mère des dragons»?

Daenerys me donne à penser au monarque éclairé que Kant appelle de ses vœux. Dans «L’idée d’une histoire universelle», Kant part d’un constat sur la nature humaine: l’homme est un animal égoïste servant son intérêt particulier. Seule solution pour faire cohabiter ces animaux égoïstes: la société civile. Donc un souverain, c’est-à-dire un maître qui va canaliser cette tendance. Mais cette solution n’est pas sans poser de problème: le maître lui-même, qui le canalisera?

La solution de l’aporie résiderait dans l’avènement d’un monarque éclairé, juste et bienveillant par lui-même. Un maître qui, tout en étant homme, n’ait pas besoin d’un maître lui-même. Bref: un quasi miracle. Si cet homme est réel, il est extrêmement rare. Son existence tiendrait presque du miracle. Seul, il posséderait le pouvoir d’administrer conformément à sa vocation la cité politique. Seul il mettrait un terme à la guerre de tous contre tous. Seul? Ou bien plutôt… seule! Car cet homme rare dont parle Kant semble bel et bien exister aux Royaumes des Sept Couronnes à ceci près… qu’il s’agit d’une femme!

« Valar Morghulis » est le leitmotiv qui traverse toute la série. Faut-il méditer là-dessus?

C’est effectivement la phrase-clé qui scande la série: «Tous les hommes doivent mourir.» Mais cette elle appelle elle-même à être interprétée. Et c’est, je crois, Petyr Baelish qui nous en donne le sens lorsqu’il dit: «Tout le monde meurt tôt ou tard. Ne vous préoccupez pas de votre mort. Préoccupez-vous de votre vie. Prenez votre vie en main aussi longtemps qu’elle durera.» 

Certes, il y a bien des morts dans «Game of Thrones», et chaque épisode semble vouloir nous rappeler l’absolue précarité de nos existences qui peuvent s’achever avant même que nous ayons pu accomplir ce que nous aurions souhaité réaliser. S’agit-il pour autant, face à cette pensée, de la prendre pour objet et de vivre sous son ombre inquiétante, ou s’agit-il d’y voir une raison fondamentale et pressante de vivre? «Game of Thrones» semble au contraire nous inviter à rejoindre celui que Spinoza appelle l’homme libre, c’est-à-dire celui qui ne vit pas dans la pensée inquiète de la mort, celui qui refuse cette passion aliénante qu’est la crainte et qui convertit son énergie et sa pensée vers ce qui est, vers la vie.

Le moment où Stannis Baratheon décide de sacrifier sa petite fille est l’un des plus choquants de la série. Mais quel est son cheminement de pensée?

Il y a trois lectures possibles de cette scène épouvantable qui a tant choqué les spectateurs.

Stannis, c’est Abraham, figure archétypale du vrai croyant. Dieu a commandé à Abraham qu’il sacrifie son fils Isaac. Cet ordre paraît absurde: Dieu n’a-t-il pas offert miraculeusement Isaac à Abraham? Pourquoi le lui reprendre? Aucune raison rationnelle ne peut expliquer cet ordre. Abraham conduit pourtant son fils, en silence, sur le lieu du sacrifice. Suspendant l’éthique, suspendant l’amour d’un père pour son enfant et les devoirs afférents à cet amour, Abraham et Stannis choisissent l’amour de leur Dieu.

Stannis c’est aussi Agamemnon  car le sacrifice de Shireen n’est pas un sacrifice de pur amour pour son Dieu, R’hllor. C’est un sacrifice qui a aussi, et surtout, une fonction éthico- politique. Tout comme Agamemnon a besoin des vents favorables pour que sa flotte puisse voguer vers Troie, Stannis a besoin que le froid relâche son emprise pour que ses hommes puissent avancer vers Winterfell. En ce sens Stannis est d’abord un héros tragique qui sacrifie sa fille pour sauver ses hommes et, aussi, sa victoire.

Stannis enfin est un conséquentialiste achevé. Il est confronté au dilemme suivant: sacrifier une personne (sa fille) et sauver ses soldats pris dans les neiges ou ne pas sacrifier sa fille et laisser mourir ses soldats. Un calcul comptable le conduit à sacrifier la princesse au nom de l’idée qu’il faut promouvoir le bonheur du plus grand nombre.

Pour vous, la violence omniprésente dans la série s’explique par une vision hobbesienne… 

Certains déplorent la violence présente dans la saga. Mais elle n’est pas gratuite, elle est le corollaire d’une certaine vision de la nature humaine: celle de Thomas Hobbes. Si nous prenions un homme tout juste sorti de terre, «comme un potiron», cet homme serait-il, demande Hobbes, animé par une bonté innée ou par une sauvagerie intuitive? S’il n’y avait aucune loi pour régir nos actions, manifesteraient-elles notre bonté ou notre méchanceté? La réponse de Hobbes est sans appel: la nature humaine est fondamentalement marquée par la violence. «L’homme est un loup pour l’homme.»

« Game of Thrones » a pour présupposé philosophique ce point de départ hobbesien: il y a une inimitié naturelle entre les hommes, chacun poursuivant sans cesse la réalisation de son plus grand profit et entretenant de ce fait avec tous les autres de purs rapports de force ou de puissance. En raison de cet état de guerre permanente de tous contre tous, chacun se trouve, à chaque instant, menacé de périr.

Cette portée philosophique participe-t-elle au succès de la série, selon vous?

Le suspens absolu quant au devenir des personnages, susceptibles de mourir à chaque instant, et quant au fait de savoir qui va monter sur le Trône de Fer, est sans doute la raison première qui tient en haleine des millions de spectateurs à travers le temps, depuis maintenant cinq saisons. Mais ce suspense ne produirait sans doute pas cet effet quasi hypnotique s’il n’était pas nourri d’une réelle qualité réflexive. Le fait que le lecteur et, plus tard, le spectateur soient soumis sans cesse à la mise à l’épreuve de leurs principes moraux ou de leurs choix politiques participe pleinement, selon moi, au succès des livres et de la série. On est questionné, dans cette saga, à travers les dilemmes auxquels sont soumis les personnages. Et cette mise à l’épreuve signe la qualité philosophique de la saga.

Par exemple, nombreux sont ceux qui seront horrifiés d’abord par l’épisode des Noces Pourpres ou la tentative de meurtre sur Bran Stark. Ils se révèlent alors partisans d’une morale déontologique. Puis, ils découvrent qu’ils comprennent et justifient le désir de Robert Baratheon de tuer Daenerys et son enfant à naître pour éviter une future guerre ou encore, ils justifient moralement le meurtre du Roi Fou par Jaime Lannister. De telles prises de positions sont contradictoires. La série nous questionne. Comment agirions-nous à la place de Jaime ou à celle de Jon Snow? Que serions-nous prêts à faire pour conquérir le pouvoir? Quelles vertus sont nécessaires à la prise du pouvoir?

Est-ce que votre analyse vous permet de faire un pari quant à celui ou celle qui finira sur le Trône de fer?

Lorsque j’ai écrit mon livre au terme de la saison 5, j’ai pronostiqué la résurrection de Jon Snow et l’accession au Trône de Cersei. Pour l’instant, tout va bien. Pour la suite, dans la mesure où George R.R. Martin a annoncé une fin douce-amère, je pense qu’il faut exclure la victoire de Daenerys, Tyrion ou Snow qui sont trois personnages très aimés du public. La fin serait alors heureuse! Cersei étant détestée (ce que je regrette car c’est un personnage que j’aime beaucoup), cela ne devrait pas être elle non plus. Je parierai peut-être sur Jaime Lannister, personnage dont l’évolution est particulièrement intéressante.

Propos recueillis par Amandine Schmitt

Game of Thrones, une métaphysique des meurtres,
par Marianne Chaillan
Le Passeur Poche, 288 p., 9,90 euros

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