Philosophie et musique: La playlist de Sartre (et autres philosophes)
PHILOSOPHIE – Qui aurait pensé s’initier à la philosophie de Platon en écoutant Balavoine ou à celle de Heidegger en chantant Alain Souchon? Qui aurait associé Christophe Mae à Lucrèce et Stromae au philosophe Schopenhauer?
Tel est pourtant le pari qu’entreprend La playlist des philosophes: montrer – n’en déplaise à ceux qui voudraient enfermer la philosophie dans sa tour d’ivoire et reléguer la culture populaire au rang d’une sous culture – que l’on peut philosopher en chantant ou, plutôt, qu’écouter sa radio, c’est déjà philosopher!
Pour transformer ce pari, le livre propose une drôle d’expérience de pensée et imagine que les philosophes ont connu l’ère des MP3 et des iPod. On entre alors dans leur playlist et l’on voyage, sans crainte et écouteurs sur les oreilles, dans leur philosophie.
(Les morceaux de Jean-Jacques Goldman n’étant pas disponibles, nous avons choisi une reprise)
Sommes-nous libres ou déterminés? Goldman y répond en chantant :
Un matin pour rien
Une argile au creux de mes mains
Encore un matin
Sans raison ni fin
Si rien ne trace son chemin.
C’est la thèse même de Sartre lorsqu’il soutient que pour l’homme “l’existence précède l’essence”! Si Dieu n’existe pas, alors il faut considérer que l’homme existe d’abord sans avoir été défini. Une fois au monde, il lui revient donc de se concevoir lui-même. Sartre écrit ainsi que “l’homme n’est d’abord rien”. Qu’il ne soit d’abord rien, cela veut dire qu’il ne sera qu’ensuite et qu’il sera tel qu’il se sera choisi.
Un matin sans un coup de main
Ce matin
C’est le mien, c’est le tien
Un matin de rien
Pour en faire
Un rêve plus loin.
“Un matin de rien”, écrit Goldman, en parfaite connivence avec Sartre. Le sens appartient au sujet: “c’est le mien, c’est le tien”. Personne n’a en charge le sens de nos matins sinon nous-mêmes. Ce “matin de rien” qui est le nôtre ne deviendra quelque chose qu’avec un “coup de main”. Seule l’action du sujet confère un sens à une réalité d’abord indéfinie. Un matin en soi est neutre. On peut “oublier” ou “apprendre”, on peut “aimer, maudire ou mépriser”. L’existence est d’abord une page blanche se livrant à toutes les inscriptions. Nous sommes entièrement libres.
L’homme est donc cet existant auquel il revient de se définir lui-même. C’est pourquoi, dit Sartre, seul il existe. Toutes les autres réalités du monde sont, en ce sens que soit elles ont été créées conformément à un concept (c’est le cas des objets techniques) soit elles sont rivées à une essence (c’est le cas des animaux et des végétaux). Donc, les choses (que Sartre appelle en-soi) sont tandis que l’homme (que Sartre appelle pour-soi) existe. Du coup, on comprend que c’est à tort que nous employons l’auxiliaire “être” à propos de la réalité humaine.
Ici, c’est la chanson “Bâtard” de Stromae qui se fait l’écho de la pensée sartrienne. Elle montre la tendance que les hommes ont à vouloir classer les gens dans des cases et, au fond, les réduire à une essence qui serait immuable. On traite les pour-soi que sont les humains comme des en-soi. Or, en réalité, aucune case ne convient à l’homme qui est infinie liberté et infinie possibilité de s’inventer à tout instant.
T’es beauf ou bobo de Paris?
Soit t’es l’un ou soit t’es l’autre
Stromae, lui, se refuse à toute réduction à son égard et fait profession de bâtardise:
Bâtard, tu es, tu l’étais et tu le restes
Ni l’un ni l’autre, je suis, j’étais, et resterai.
Un bâtard, c’est d’abord, bien sûr, un enfant illégitime. Mais nous disons aussi d’un objet ou d’une situation qu’il est bâtard en ceci qu’il ne se laisse pas catégoriser. Le bâtard est celui qui n’est pas normé, strictement adéquat, c’est celui qui déborde. Dit en langage sartrien, le bâtard, c’est le pour-soi.
La chanson “Bâtard” est, donc, l’hymne du pour-soi et Sartre aurait pu écrire en lieu et place de la thèse selon laquelle pour l’homme “l’existence précède l’essence”: l’homme est un bâtard!
Sartre nous apprend donc que nous sommes entièrement libres et que rien ne vient étendre son ombre sur cette infinie possibilité de se choisir soi-même. Pourtant n’est-il pas vrai que:
on choisit pas sa famille
On choisit pas non plus
les trottoirs de Manille
De Paris ou d’Alger
Pour apprendre à marcher?
Nous sommes jetés au monde dans un certain contexte, dans un lieu, dans une époque, avec certains parents. Posez-vous la question: seriez-vous la personne que vous êtes si vous étiez nés dans la famille de votre voisin de palier? Il semble plus évident que non… Auquel cas, notre liberté n’est peut-être pas si entière!
A l’endroit
Où ils naissent?
A cette question, un déterministe répondrait que la situation est décisive et que les hommes ne sont pas égaux. Mais Sartre n’est évidemment pas du même avis. Il condamne même ceux qui s’en remettent ainsi à ce qu’il appelle leur “situation”, c’est-à-dire au contexte dans lequel ils sont venus au monde, pour s’excuser de ce qu’ils ont accompli ou précisement de ce qu’ils n’ont pas accompli.
“Être né quelque part” n’est en rien déterminant. C’est nous qui allons conférer un sens à notre situation. Telle inscription psycho-sociale sera pour l’un un obstacle, là où elle sera pour l’autre un auxiliaire. Rien ne vient donc entamer notre liberté et surtout, nous n’avons pas d’excuses.
C’est pourquoi Sartre préférerait la chanson de Black M “Madame Pavoshko”! Black M y revient sur son passé peu glorieux de jeune élève. A ce moment-là de sa vie, toutes les conditions étaient réunies pour que se réalise le triste plan tracé d’avance par les adultes à son sujet. Et, en particulier, par sa conseillère d’orientation, Madame Pavoshko. Il avoue lui-même avoir eu la tentation de se laisser enfermer dans cette essence de jeune à problème qui finira mal :
Toutes les conditions étaient réunies, oui, mais Diallo était libre, libre d’échapper à cet enfermement dans une essence, libre enfin de se choisir lui-même. Et sa chanson est le témoignage de ce qu’il a refusé de se laisser déterminer par sa situation:
J’suis pas en prison ou à l’hosto’, non
J’fais des hits, madame Pavoshko
Et vos gosses me kiffent, madame Pavoshko.
Au moment où il connaissait l’échec, il a choisi de se transcender. Il n’a pas cherché à se trouver des excuses. Il a interprété autrement sa situation:
J’me suis dit: “C’est l’moment
Mets l’fire!”
On le voit: la situation n’est pas déterminante et nous sommes entièrement libres.
Alors défi relevé?
La chanson de variété peut-elle être une médiatrice vers la philosophie? – Suite de la réponse dans La playlist des philosophes.
Voici la playlist complète de Sartre sur Spotify (les morceaux de Jean-Jacques Goldman n’étant pas disponibles, nous avons mis des reprises):