“Game of thrones” : comment la philo peut aider à comprendre les dilemmes des personnages

Cécile Mury

“Game of thrones” revient ce lundi 25 avril pour une saison 6 : l’occasion de prendre un peu de hauteur et de se demander en quoi Kant ou Spinoza semblent dicter les actes des héros du royaume des Sept Couronnes.

Défenestrer un enfant, c’est mal. Qui peut dire le contrai re ? Oui, mais si en commettant cet acte ignoble, dans la première saison de Game of thrones, Jaime Lannister avait cherché à éviter bien pire ? Le jeune Bran venait de le surprendre en plein batifolage incestueux avec sa propre soeur, la reine Cersei. Si l’affaire s’était ébruitée, le scandale aurait mené tout droit à une sanglante guerre civile… Peut-on prendre une vie pour en épargner des milliers ? C’est l’une des questions épineuses que pose Marianne Chaillan dans son livre Game of thrones, une métaphysique des meurtres (Ed. Le Passeur. 288 p., 19,50 €) . Parce que la série brasse tant de passions humaines, de dilemmes moraux ou de prin cipes politiques, cette professeure de philosophie marseillaise en a fait son terrain de jeu.

A l’heure de la diffusion très attendue de la saison 6, cet essai ludique, limpide et pédago ouvre une porte inédite dans un univers dont on croyait tout connaître. La philo s’invite au royaume des Sept Couronnes et au-delà, en compagnie de Kant, Freud, Spinoza ou Machiavel. Comprendre Hobbes en décryptant les intrigues de lord Baelish, réfléchir à Kierkegaard à travers la foi religieuse de Stannis Bara­theon… C’est beaucoup plus drôle qu’un cours magistral. Pour regarder d’un autre oeil les épisodes à venir, nous avons demandé à Marianne Chaillan de nous présenter à sa manière quelques personnages majeurs. Philo is coming…

Ned Stark : trop kantien ?

Pour Kant, ce qui compte, lorsque nous agissons, ce ne sont pas les conséquences de notre action, mais bien l’intention qui l’anime. La première saison, qui est centrée essentiellement sur le personnage de Ned Stark, semble constituer une mise à l’épreuve de cette morale. En bon kantien, Ned s’oppose à l’assassinat de Daenerys Targaryen, alors même que la laisser vivre et mettre au monde un rival menace la sécurité de Westeros : c’est que, pour lui, le meurtre est injustifiable, et ceci quelles qu’en soient les conséquences. Aussi Ned est-il incapable de jouer aux jeux du trône. Soucieux de sauver les enfants de Cersei, alors qu’il s’apprête à révéler au roi Robert l’infidélité de sa femme, il offre par là même à cette dernière l’occasion de le détruire. L’anéantissement (provisoire ?) de la famille Stark résonne comme un désaveu de l’applicabilité de ses principes moraux.

Jaime Lannister : d’une morale à l’autre ?

Au début de la série, Jaime Lannister agit en vertu des principes de la morale conséquentialiste du réformateur Jeremy Bentham (1748-1832), selon lesquels une action est moralement justifiée à partir du moment où ses conséquences produisent le plus grand bonheur pour le plus grand nombre de personnes. C’est pourquoi il a tué le Roi fou, brisant, certes, sa parole de membre de la Garde royale, mais sauvant la vie de milliers d’innocents. Logique comptable : une mort permet de sauver des milliers de vies. Le personnage de Jaime évolue au fur et à mesure des saisons et révèle, au contact de Brienne, une adhésion progressive à une morale d’inspiration kantienne. On le découvre, par exemple, loyal et fidèle à la parole donnée.

Daenerys Targaryen : représentante de la monarchie éclairée ?

L’histoire ne montre qu’une lutte de tous contre tous pour prendre le pouvoir. Comment pourrait-elle offrir un autre visage que celui de ce champ de bataille ? Pour Kant, toute société politique se trouve prise dans une aporie [impasse] : l’homme est un animal égoïste qui a besoin d’un maître. Mais ce maître, qui le canalisera ? Humain lui-même, ne sera-t-il pas nécessairement habité par le même vice que ses semblables ? La solution résiderait, à en croire le philosophe, dans l’avènement d’un monarque éclairé, juste et bienveillant par lui-même. Si cet homme existe, il est extrêmement rare. Seul, il mettrait un terme à la guerre de tous contre tous. Seul ? Ou bien plutôt… seule ! Daenerys Targaryen nous offre l’image de ce monarque éclairé. Héritière du trône par droit, elle le mérite aussi par sa nature : bonne, vertueuse, juste. Le parcours de la jeune Targaryen ressemble à la progression des Lumières. Elle conquiert les villes sans violence en éclairant les populations asservies. Lorsque Daenerys crie « Dracarys ! » à ses dragons qui vont porter la chaleur de leur flamme, elle est la porteuse des Lumières.

Tyrion Lannister : sur la même ligne que Spinoza ?

A en croire le lutin, les dieux ont été forgés par l’imagination des hommes. Tyrion est un rationaliste, un érudit qui préfère la science à la superstition. Nous découvrons très tôt ses convictions à propos de ce qui relève de l’irrationnel : il affirme à Jon Snow que les prétendus monstres desquels la Garde de nuit est censée protéger le royaume ne sont que des chimères. Pour lui, la sagesse est un rempart contre la tentation de faire délirer la nature. Le savoir protège des illusions. Marcheurs blancsou Dieu, même hérésie ! Et une même source à l’origine de cette erreur : l’ignorance. En cela, il se rapproche de Spinoza. Pour l’auteur de l’Ethique, en effet, les hommes ignorent tout de la véritable nature de Dieu. C’est dans cette ignorance que prennent racine et la foi (aveugle) et la superstition. Dieu, en vérité, selon lui, n’est que l’autre nom de la nature.

 

Tywin Lannister : meilleur disciple de Machiavel ?

Devant la tombe du roi Joffrey, Tywin Lannister pose la question qui anime à la fois la série de HBO et la rédaction du Prince, ouvrage de stratégie politique rédigé par Machiavel en 1513. Quelles sont les qualités que doit posséder un prince s’il veut prendre le pouvoir ou le conserver ? Doit-il se faire aimer, être généreux, tenir sa parole ? Pour Machiavel, il faut se faire craindre sans se faire haïr, préférer le nom de ladre à celui de généreux et savoir briser sa parole. Tywin Lannister réussit en partie son examen de stratégie politique lorsqu’il ment à Oberyn, droit dans les yeux et sans ciller. La fin justifie les moyens et il faut savoir entrer dans le mal lorsque cela est nécessaire. En revanche, il n’applique pas assez les principes de Machiavel pour éviter la mort. S’il n’est pas soucieux d’être aimé, il ne redoute pas assez d’être haï. Et, justement, la haine qu’il fait naître en Tyrion aura raison de sa vie. Verdict : il aurait dû lire Machiavel plus attentivement.

Partager :