Petite philosophie du masque

Chronique du 22 Mai 2020, dans l’émission Grand Bien Vous Fasse

Qu’ils soient chirurgicaux, grands publics ou FFP2, les masques, enfin disponibles, commencent à recouvrir nos visages.
Notre soulagement de les avoir nous aurait presque fait oublier ce que nous constatons désormais, tandis que nous sommes abrités derrière eux.
Certes, les masques sont des biens infiniment précieux en tant qu’ils nous protègent du virus mais ils ont un effet pour le moins troublant. Frustrant. Et même douloureux. Ils dissimulent le visage de notre interlocuteur et le nôtre, installant ainsi entre autrui et nous-mêmes une double distance.
Dans cette disparition du visage, nous mesurons à quel point justement il constitue ce lieu merveilleux où autrui se découvre à nous.
C’est donc le moment de lire le philosophe Levinas qui a précisément élevé cette partie de notre corps, le visage, au rang d’un sublime concept philosophique.
Le visage est ce par quoi que nous rencontrons autrui.
Ce qui est, selon lui, la chose la plus belle et la plus difficile qui puisse nous arriver.
La plus difficile car rencontrer autrui ne se réduit pas à croiser sa route.
On peut même fréquenter des tas de personnes sans jamais avoir, vraiment, rencontré qui que ce soit.
Rencontrer autrui, c’est être débordé par quelque chose que l’on n’attendait pas.
C’est s’ouvrir à un autre que soi.
Et par cette bouleversante découverte, devenir enfin, soi-même, un sujet.
Mais alors comment vivre un tel miracle ? Justement en étant saisi par un visage.
Chaque visage, pour peu qu’on le regarde vraiment, révèle, cachée sous une apparence sociale, qui est une autre sorte de masque,
une vulnérabilité indépassable.
Et c’est cette vulnérabilité qui nous nous oblige et nous décentre de nous-mêmes.
Est-ce à dire alors que les masques qui dissimulent désormais nos visages nous priveront d’une telle rencontre ? Heureusement non.
D’abord, même chez Levinas, le concept de « visage » ne se réduit pas à ce qu’il désigne communément. Des mains, une voix qui se brise un peu, un rire peuvent très bien faire visage.
Ensuite, même si le masque dissimule une partie de notre visage, il nous laisse encore le regard. C’est Platon qu’il faut se rappeler alors lui qui prête aux yeux la vertu d’être le miroir de l’âme. Et de fait, que voyons-nous lorsque nous sommes saisis par un regard ? Pas simplement des yeux, non. Les yeux n’ont rien à voir avec le regard. Ceux qui, hélas, ont vu les yeux ouverts d’un défunt ne savent que trop bien la différence entre les yeux et le regard.
Non, être saisi par un regard, c’est justement voir ce qui les anime, les éveille, ce qui y jaillit : autrui lui-même.
Aussi, puisque nous sommes aujourd’hui privés du visage en son entier, dépossédés des sourires, plus que jamais concentrons-nous sur le pouvoir des regards.
Ces fenêtres qui nous ouvrent parfois le cœur de ceux qui nous les offrent.
Et puis ces miroirs aussi, qui nous sont tendus. Car, tandis que je découvre autrui en son regard, c’est moi-même qu’en outre je découvre.
À en croire Platon, pour se connaître elle-même, l’âme doit regarder une autre âme.
Et, heureusement, aucun masque ne pourra empêcher un tel miracle.
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