Par Saskia Galitch.
De «Friends» à «Star Wars», en passant par «La servante écarlate» ou «Harry Potter», les grandes œuvres de la culture populaire sont de précieuses sources de sagesse et mettent en lumière des concepts philosophiques essentiels. Exemples…
Philosopher? Comme l’explique la prof de philo Marianne Chaillan, c’est l’art d’essayer de penser par soi-même, «de ne pas être un pantin dont la vie est dictée par des codes, des influences extérieures». Auteure de plusieurs essais philosophiques, dont In pop We Trust (Ed. des Equateurs), qui vient de sortir, la jeune femme ajoute: «Philosopher, c’est aussi tâcher de devenir enfin soi et non pas le réceptacle des choses toutes faites, s’émanciper et cesser de faire une chose parce qu’on nous a toujours dit que c’était bon de le faire, de penser telle autre chose parce que tout le monde nous a toujours dit que c’est ça qu’il fallait penser.» En gros, donc, c’est «refuser de laisser sa liberté et sa vie aliénées plus longtemps». Dit comme ça, ça semble tout simple et, dans les faits, ça l’est. Surtout quand, comme elle, on puise des perles de sagesse et de réflexion dans de grandes œuvres populaires. La preuve en quelques exemples.
Matrix ou le besoin (ou pas!) de philosopher
Pour Marianne Chaillan, pas de doute: «Finalement, entrer en philosophie, cela ressemble vraiment à l’une des scènes cultes du film Matrix!» A savoir? Au début de leur rencontre, Morpheus propose à Neo de choisir entre deux pilules. S’il prend la bleue, l’histoire s’achève. Neo se réveillera dans son lit et continuera à croire aux illusions qui tissent sa vie. S’il prend la rouge, il accédera au réel et sortira de la Matrice. Et Morpheus le prévient: si Neo choisit de sortir de la Matrice, il ne récoltera que la vérité, «rien de plus». «La vérité n’est pas un cadeau!», relève Marianne Chaillan.
Celle-ci note en outre qu’on peut bien sûr choisir de vivre toute sa vie dans la Matrice et préférer l’illusion à la vérité. «Mais alors, on n’accomplit pas son essence d’humain. On est aliéné. Comme l’écrira la philosophe Hannah Arendt, une vie dépourvue de pensée n’a rien d’impossible. Elle ne réussit pas à développer sa propre essence, c’est tout – elle n’est pas seulement dépourvue de signification, elle n’est pas tout à fait vivante. Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules.» Et de reprendre: «Vous voulez sortir de la Matrice? La pilule rouge s’appelle… philosophie!»
Star Wars ou les questionnements existentiels
Marianne Chaillan l’affirme: derrière les scènes de combats ou les conflits politiques, derrière la lutte éternelle entre Sith et Jedi, la saga intergalactique Star Wars répond à des questionnements profonds, qui sont de véritables sujets de philosophie. Entre autres: «Peut-on triompher de la mort? Exister, est-ce apprendre à mourir? Faut-il maîtriser ses désirs?» Et l’essayiste de préciser: «Formulées en langage Star Wars, toutes ces questions peuvent se résumer en une seule: pourquoi Anakin Skywalker devient-il Dark Vador?»
A ses yeux, si Anakin cède à la tentation du côté obscur, c’est justement qu’il n’a pas su être assez philosophe. C’est que, dit-elle, il aurait dû méditer la sagesse toute stoïcienne de maître Yoda: «Ce dernier lui enseigne que désirer ce qui ne dépend pas de nous est totalement insensé! Nous aliénant ainsi à la réalisation de quelque chose sur quoi nous n’avons aucune prise, nous nous exposons à souffrir, à être malheureux. L’homme, par exemple, qui voudrait que ses enfants, sa femme ou ses amis vivent toujours est fou, à en croire le philosophe grec Epictète. Il l’est, car il souhaite que ce qui ne dépend pas de lui en dépende. Yoda demande donc à Anakin de s’exercer à perdre ce que précisément il redoute de perdre et à considérer que la mort est une dimension naturelle de la vie.»
En gros, Star Wars nous enseigne donc que la philosophie «est, à sa manière, et comme la maîtrise de la Force, un art du combat – non contre les forces du mal, mais contre tout ce qui peut, en nous et hors de nous, nous affecter négativement. Les philosophes stoïciens sont, en somme, cousins des Jedi!»
Harry Potter ou les partis pris philosophiques
Egalement auteure de Harry Potter à l’école de la philosophie (Ed. Ellipses), Marianne Chaillan relève que si J.K. Rowling nous envoie à Poudlard aux côtés de son petit sorcier à lunettes, c’est non seulement pour y suivre des cours de défense contre les forces du mal, mais aussi pour y recevoir des leçons de philo. En l’occurrence, elle démontre que ces aventures extraordinaires n’auraient jamais existé si l’un des protagonistes principaux, Lord Voldemort, n’avait pris «un parti philosophique discutable!» Elle explique: «Il a cru (de manière inconséquente d’ailleurs, puisqu’il a voulu la changer) en la valeur d’une prophétie. Pourtant, c’est en lui accordant de l’importance qu’il a créé les conditions de sa réalisation.» En clair, tout en nous émerveillant, J. K. Rowling nous délivre une leçon de philosophie: «Les hommes, magiciens ou non, sont entièrement libres.»
Le seigneur des anneaux ou par-delà le bien et le mal
L’humain est-il naturellement bon? Pour illustrer ce questionnement, Marianne Chaillan se réfère au Seigneur des Anneaux – non sans faire un saut dans l’Antiquité auparavant: «Si on en croit Glaucon, l’un des personnages de La République, de Platon, et possible ancêtre de Tolkien, nul ne peut résister à la tentation de commettre le mal en toute impunité.» Elle ajoute que c’est du moins en des termes analogues que, pour prouver sa thèse, il raconte à Socrate l’histoire d’un berger appelé Gygès, un homme juste et droit qui, un jour, trouva un anneau dont le pouvoir est de rendre invisible. «A travers ce mythe, Platon s’interroge sur la nature humaine.» Et se demande si l’homme vertueux existe ou si chacun céderait à la possibilité de commettre le mal s’il était assuré de ne pas en payer les conséquences: «Lorsqu’il le fait, l’homme choisit-il le bien par pure vertu ou bien par peur d’être puni s’il adoptait le choix du mal? Cet anneau, qui deviendra le précieux sous la plume de Tolkien, dans la trilogie du Seigneur des anneaux, nous délivre une réflexion sur la nature humaine… et celle des hobbits!»
Friends ou vivre et exister
Comme le rappelle Marianne Chaillan, la série démarre par l’entrée tonitruante de Rachel Green au Central Perk. Ancien amour secret de Ross durant son adolescence, elle vient de s’enfuir de son propre mariage, laissant son fiancé dépité devant l’autel. «Cette scène, qui marque l’entrée de Friends dans nos vies, nous délivre déjà un message philosophique, et non des moindres», explique la philosophe.
De fait, indique-t-elle, à la question: «Exister, est-ce seulement vivre?», elle nous donne une réponse empruntée au philosophe Heidegger: «Nous sommes à notre insu, de façon imperceptible, aliénés dans les capacités qui semblent pourtant celles où s’exerce le mieux notre identité: le plaisir, l’exercice du jugement, dans nos actes prétendument personnels (nos révoltes, notre singularité). Partout, et sans que l’on s’en aperçoive, le je est en vérité un on. Nous sommes dépossédés de ce qui nous apparaissait comme nous être le plus propre.» En l’occurrence, Rachel croit vouloir se marier, mais elle accomplit sans le savoir un rituel social. Et les dix saisons de cette série nous montrent son existence désormais affranchie des normes extérieures. Cette existence peut paraître anarchique, tâtonnante, mais elle est surtout… vivante, insiste Marianne Chaillan, qui ajoute que les sœurs de Rachel, Jill et Amy, n’auront pas son courage et n’oseront pas quitter «le doux confort de l’existence inauthentique – fût-il mortifère.»
La servante écarlate ou la distinction entre le droit et la morale
Dans la Servante écarlate, la République divine de Gilead est un Etat totalitaire qui règne sur la plus grande partie de ce qui était auparavant les Etats-Unis d’Amérique et qui, bannissant toute liberté individuelle, est régie en fonction d’une lecture littérale des écritures bibliques. Autrement dit, Gilead est une société patriarcale dans laquelle seuls les hommes ont droit à l’éducation (et à la lecture), au travail ou à la propriété. L’avortement ou la contraception sont considérés comme des péchés, l’homosexualité est une traîtrise à son genre et l’adultère puni de mort. «Cette série nous montre l’horreur d’un état qui prétendrait définir le bien moral, relève Marianne Chaillan. On trouve pareil rejet chez le philosophe Kant pour qui rien n’est plus étranger à la nature du droit comme à la nature de la morale que de prétendre faire de l’Etat un législateur moral. «Ainsi, reprend la philosophe, personne ne peut nous contraindre à être heureux d’une manière plutôt que d’une autre. Personne ne peut imposer sa conception du bien moral à d’autres. Chacun a le droit, en revanche, de poursuivre le bonheur tel qu’il se le représente, pour autant, évidemment, qu’il ne nuise pas à autrui.» Elle conclut: «La Servante écarlate nous invite à être vigilants sur cette distinction entre le droit et la morale.»
Comme quoi se divertir, ça peut-être drôlement enrichissant…